Stéphane Bordarier
Peintures rares, peintures récentes
Constatant la juxtaposition de tableaux récents, exécutés au cours des deux dernières années, et de tableaux anciens (datés de 2007, 2008, 2017), le visiteur pourrait croire à une sorte de mini rétrospective à l’échelle d’une galerie. Eh bien non, c’est de l’inverse qu’il s’agit, mais qui doit d’autant plus éveiller l’attention. Ajoutons que pour être limité en nombre d’œuvres, le projet n’en est pas moins audacieux.
Alors que Stéphane Bordarier procède très souvent par séries, caractérisées par une couleur et un format — ainsi que le démontrent les tableaux récents exposés —, les trois tableaux anciens sont uniques, sans faux-jumeau ni descendance. Le titre de l’exposition l’annonce : ils sont « rares ». On les décrira ainsi par ordre chronologique : un losange terre de sienne dont trois des angles se perdent quelque part en dehors des bords de la toile, une forme ovoïde violette, légèrement étranglée sur la droite, et, le plus étonnant peut-être, quatre carrés irréguliers qui s’entrechoquent au centre de la toile. Que viennent faire ces tableaux insolites, avec leurs propositions néanmoins si nettes, si impérieuses, au milieu d’un ensemble où les formes, celles qui obstinément prétendent occuper la totalité de la toile, mais échouent, ou renoncent, ou dénoncent l’arbitraire du format, semblent par contraste plus incertaines qu’elles ne l’ont jamais été, avec leurs bords « déchiquetés », pour reprendre le qualificatif employé par l’artiste. Alors qu’un minimum de vocabulaire suffit à désigner les plus anciennes — le losange, la bulle, les quatre carrés —, on parlera plus volontiers, devant plusieurs des tableaux récents, de taches ou de nappes de couleurs, « indifférentes » au référent que constitue le format carré. Est-ce d’ailleurs la raison pour laquelle un tableau rectangulaire s’est glissé, comme un intrus, dans cet ensemble,?
Il y a quelques années, comme nous nous étions croisés dans un vernissage, Stéphane Bordarier m’avait offert un joli catalogue dont la couverture était de la même couleur sulfate de cuivre que certains des tableaux visibles ici. Rentrée chez moi, je l’avais feuilleté rapidement, et l’effet avait été celui d’un flip book ! À quelques exceptions près, un seul tableau était reproduit par page, et la reproduction réduisant les différences de format, il m’était apparu que l’artiste avait lancé dans l’espace conventionnel de la toile une masse colorée qui y cherchait sa place, palpitait, cognait un bord, l’autre bord, s’étalait, débordait, se rétractait, comme un organe battant dans sa cage trop étroite. Cette masse colorée venait vers moi, envahissante et pourtant distante. Offensive et impénétrable. En considérant son parcours, j’ai compris ce paradoxe.
Ses premiers travaux, Bordarier les a exécutés à genoux, devant de grands papiers qu’il recouvrait d’un mélange de terre et d’œuf, l’étalant de ses deux mains simultanément. Le résultat était celui de deux masses sombres accolées. Un homme jeté dans le monde s’en saisissait à bras-le-corps et, littéralement le nez sur le sol, allait chercher à en dégager son espace de vie, un espace de lumière. Sa pratique aujourd’hui garde quelque chose de ce geste primitif. Il travaille toujours à plat, posant à peu près au centre de la toile vierge une masse qui n’est plus faite de terre mais d’un mélange de pigments dont il ne saurait pas encore apprécier les effets. Et il l’étire à l’aide d’une raclette en caoutchouc, et c’est alors seulement que la couleur se révèle à lui. Il s’est souvent exprimé là-dessus : il entreprend le tableau à l’aveugle, travaille vite, jusqu’à l’instant cézannien où « quand la couleur est à sa richesse, la forme est à sa plénitude ». Quand le peintre voit la couleur, c’est qu’il doit suspendre son geste. Il dit : « certaines couleurs poussent à une forme déchiquetée, d’autres au contraire à une forme fermée. » Ce principe de la peinture moderne, à savoir le dessin par la couleur, on peut dire que Stéphane Bordarier le parachève. Je ne connais personne qui réalise aussi étroitement la coïncidence de la surface, de la couleur, du geste, du dessin et même de la fabrication de la couleur, comme si la toile était en quelque sorte la palette où le peintre la cherchait, car cette couleur advient dans l’affleurement plus ou moins consenti de la teinte de la toile fraîchement encollée et dans le contrôle du geste. À cela s’ajoute que le peintre immergé, aveuglé, fait un avec sa toile. Il n’y a pas de reprise. Unité de temps et d’action.
Or, n’est-ce pas de cette parfaite coïncidence que naît la sensation d’inaboutissement ? N’est-ce pas parce que le surgissement de la nappe colorée se confond avec l’écran de la toile sans en épouser les limites qu’elle peut à la fois happer et ravir le regard, et lui opposer son intégrité ? Le peintre le dit bien : il est le premier à se sentir « éjecté » lorsque la couleur est accomplie, et nous après lui, attirés par ces couleurs si pleines, et déroutés de les voir s’échapper, glisser, basculer d’une toile à l’autre, se soustraire au dessin, se dérober. Et cela d’autant plus que le peintre choisit de travailler des nuances chromatiques de façon à les maintenir dans une zone indécise : ces ocres, ces pourpres, ces violets, ces kakis qui semblent se contaminer, ces « sulfate de cuivre » travaillés par en-dessous par une préparation blanche de la toile et dont on ne saurait dire si ce sont des bleus ou des verts. Bordarier porte à son paroxysme la sensation que produit ce qu’on appelle « une couleur indéfinissable ».
Alors, comment interpréter la présence de ces « tableaux rares » à côté des tableaux récents ? Comme la manifestation d’une acmé de la couleur qu’il faudrait obstinément chercher à atteindre de nouveau, avec d’autres moyens ? Ou qui au contraire ferait douter du bien fondé des efforts qui lui succèdent ? Ou est-ce que ça ne serait pas le riche déploiement de la couleur dans les autres ensembles qui signalerait une attente contenue dans ces trois tableaux ? Leur potentiel ignoré ? Une rétrospective permet de saisir la logique qui a conduit plus ou moins souterrainement une œuvre au fil du temps. « Peintures rares, peintures récentes » opère au contraire une contraction du temps qui en expose les contradictions. Dans tous les cas, la couleur est riche, la forme est à sa plénitude, et toutefois une fracture s’ouvre, laissant le peintre sur une rive, dessaisi, contraint de retourner, à l’aveugle, dans la couleur.
Catherine Millet