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  • Stéphane Bordarier, 14.VI.2024, Huile sur toile, 190 x 155 cm, 2024, Courtesy Galerie etc., © Nicolas Brasseur
    Stéphane Bordarier, 14.VI.2024, Huile sur toile, 190 x 155 cm, 2024, Courtesy Galerie etc., © Nicolas Brasseur
    9 août 1940 – Le soir
    Non !
    Décidément, il faut que je revienne au plaisir du bois de pins.1
     
    Francis Ponge
     
    Prologue : « La couleur seule » 
     
    Octobre 2024 : dans l’atelier de Stéphane Bordarier, chorégraphie des tableaux qui se succèdent sur le mur. Le premier apparaît noir. Plutôt violet, une fois un autre placé à son côté, celui-là d’encre bleu nuit. Au pas-de-deux initial succède un trio : le noir violacé du premier tableau est maintenant perçu rougeâtre, tonalité qui gagne son compagnon du centre. Le dernier tableau accroché, à sa droite, s’avère plus profondément bleu-noir. Et tandis que se succèdent oeuvres et sensations au fil des heures et des changements de lumière, me revient en mémoire « La couleur seule. L’expérience du monochrome2 » avec la question anachronique : où situer les oeuvres de Bordarier dans la généalogie construite par cette splendide exposition en 1988 ?
     
    Rappelons que les Nymphéas, reflets de saule (1916-1919) de Monet servaient d’incipit au parcours proposé par Maurice Besset sur le fil de ces « peintures dans lesquelles prévaut [l’] approche perceptuelle du processus de «peindre la couleur»3. Malevitch et Rodtchenko en étaient les pionniers, Allan McCollum, John Armleder ou Peter Halley concluant la traversée alors inachevée d’un XXe siècle monochromatique par leurs parodies post-modernistes. On y repère aujourd’hui les artistes à propos desquels Bordarier a livré de remarquables analyses – outre Monet, Sam Francis et Lucio Fontana4. Nonobstant ce que Besset s’était appliqué à circonscrire dans le catalogue, certains tableaux de Simon Hantaï, sur lequel Bordarier a également écrit, auraient pu figurer dans les salles du Palais Saint-Pierre puisque bien des oeuvres s’écartaient de la stricte définition du monochrome ainsi formulée : 
     
    Déchargée de toute obligation de signifier fût-ce une donnée aussi élémentaire que l’étendue, dégagée d’autre part du réseau de renvois littéraires, symboliques, musicaux, linguistiques... qui, par le jeu des analogies, détourne le regard vers un au-delà, en fait vers un à-côté du contenu concret de la perception, la couleur, dans ces peintures, dit ce qu’elle est, et rien d’autre : de la couleur.5
     
    À cette époque, la peinture de Bordarier, que la galerie Jean Fournier s’apprête à montrer pour la première fois, est constituée de différents blocs chromatiques comme encerclés et assaillis de traces nerveuses. Yves Michaud écrit que « ces couleurs sont délicates et pourtant souvent presque sales », ajoutant : « Il y a un lyrisme fort qui n’est pas gestuel et encore moins littéraire. »6 Mélomane, érudit, diariste, essayiste, poète parfois, attentif au langage toujours, l’artiste ne fait déjà de sa peinture ni le réceptacle de sa culture ni l’arène offerte à son action mais un laboratoire des couleurs. Autant dire qu’au moment de cette « couleur seule » vers laquelle il s’achemine et qui s’établira dans sa peinture au début des années 1990, Bordarier se sent en pauvre, sinon en mauvaise compagnie, avec nombre de ses contemporains, en tout cas avec les ironistes (Armleder), les métaphoristes (Halley) et les « simulacristes » (McCollum) parachevant l’exposition lyonnaise, une génération dont il s’irrite régulièrement dans les pages de son journal.
     
    Des crépuscules
     
    Il n’est guère étonnant que dans l’atelier de Bordarier l’exposition lyonnaise me soit revenue en mémoire.7 Mais, en y repensant, c’est parce que les premiers tableaux placés sur le mur, les Noires, ont soulevé une sensation optique reinhardtienne. Alors, je me suis souvenue de cette circonstance qui m’avait offert de regarder pour la première fois la peinture du peintre américain (en l’occurrence Deep Green and Blues, 1943, et Timeless Painting Triptych, 1960). Certes, la peinture de Bordarier est d’un tout autre esprit que celle de Reinhardt qui n’apparaît même pas dans ses écrits, en tout cas pas dans ceux qui sont publiés. Et pour cause, Bordarier semble étranger à tout ce qui se veut catégorique, par conséquent aux éléments définissant une fois pour toutes les Ultimate Paintings de Reinhardt : ses formats, même s’ils sont rectangulaires et verticaux pour la majorité des Noires, ne sont pas « neutres », ses oeuvres ne reposent pas sur une forme unique, cette croix que l’Américain affirmait « sans forme, sans haut et sans bas, sans direction », sa technique est tout autre. Qui plus est, Bordarier n’est pas adepte d’une « peinture pure, abstraite, non objective, atemporelle, sans espace, sans changement, sans référence à autre chose, désintéressée8 [...] ». Les deux artistes partagent cependant un engagement radical dans la peinture, une pratique parallèle du dessin (constante et diversifiée pour Bordarier, que le dessin soit érotique, d’après nature, d’après modèle vivant ou d’après des oeuvres classiques) et un travail coloristique tout d’ambiguïté, au point que dans les Noires comme dans les Ultimate Paintings, d’infinies tonalités sourdent du noir. 
     
    Pour clore cette comparaison, spécieuse mais cependant instructive, on pourrait suggérer que l’ambiance chromatique de Reinhardt est celle de la nuit tombée, du crépuscule astronomique, quand l’obscurité est presque complète et qu’apparaissent les étoiles. Les toiles noires de Bordarier s’inscrivent dans son registre privilégié de couleurs qui rappellent les perceptions du soir : « la perception des couleurs, «entre chien et loup» : couleurs qui existent, qui sont perçues, mais non définissables, non dicibles9 », note-t-il dans son journal en 1992, pour y revenir trois ans plus tard à travers un extrait des Remarques sur les couleurs de Ludwig Wittgenstein :
     
    Regarde ta chambre quand le soir est déjà avancé et qu’on peut à peine distinguer entre les couleurs – fais alors la lumière et peins ce que tu as vu l’instant d’avant dans une demi-obscurité. Comment comparer les couleurs sur une telle peinture avec celle de la demi-obscurité de ta chambre ?
     
    À propos de quoi le peintre relève :
     
    Ce qui paraît intéressant, pour moi, et l’association (immédiate) que fait L. W. entre ce « type » de couleur qui est en train d’aller vers l’indéterminé, l’indistinct, et le soir (évidence) dans la chambre. Le « soir déjà avancé » dans la chambre est bien un lieu et un moment d’enfant – d’enfance10.
     
    Le crépuscule dit nautique est ce moment où les couleurs s’estompent et où il devient difficile de distinguer l’horizon. C’est celui de la mélancolie, de l’effacement des certitudes de la vie diurne. Plus encore que les oeuvres qui les précèdent, les Noires de Bordarier soulèvent tout cela ; leur monde est celui de l’équivocité, leur mode d’être relève du quasi.
     
    Quasi monochromes
     
    Les Noires sont une suite de tableaux, toujours en cours, entreprise au printemps 2024. Suite plutôt que série, comme Bordarier s’en explique lui-même car il procède par « reports et engendrements », les « tableaux dériv[ant] les uns des autres11 ». Pour la plupart de format rectangulaire, leur surface apprêtée à la colle de peau est occupée par deux plans sombres, pas assez uniformes pour être sans profondeur, dont les proportions et les relations diffèrent pour chacune des œuvres : superposés (comme posés ou empilés l’un sur l’autre), ou bien appuyés l’un contre l’autre, ou ajointés ou encore fondus l’un dans l’autre au point de former une entité formelle unique (il faut alors scruter la toile de près pour distinguer une infime variation tonale marquant la césure ou la suture de deux zones indistinctes). Les formes jumelles n’en sont pas « homozygotes» pour autant ; quand elles sont clairement repérables, leurs contours sont d’allure dissemblable. Le plus souvent, elles frôlent les bords de la toile. Parfois, certains segments s’y appuient, parfois aussi la couleur déborde et, sur les tranches de la toile, révèle son alchimie. En quoi les Noires doivent se regarder de loin et de près, de face et de biais.
     
    Comme on l’a dit, les Noires ne le sont pas uniment ; leurs tonalités varient également de l’une à l’autre, du noir bleuté au bleu-violet foncé, en passant par le sang caillé et le cyan sombre. Ces teintes, qu’il est malaisé de nommer correctement, sont obtenues par un mélange de rouge et de vert. Des couleurs que le peintre prépare préalablement (son nuancier admet des verts canard, des bleus-verts, des rouges vifs et des rouges bruns) et qu’il mélange, soit avant d’entreprendre son tableau, soit directement sur la toile, laquelle est posée à plat et enduite de colle de peau chaude. Dans le premier cas, la couleur est plus homogène ou « unitonale12 » ; sa quantité et le temps de sa prise dans le subjectile déterminent la surface colorée (par exemple, l’une des Noires présente un bloc rectangulaire qui n’en occupe que la partie supérieure ; ne touchant les bords que par endroits, l’approximatif rectangle paraît flotter à la surface de la toile en même temps qu’au-dessus d’une zone « crue »). Dans le second cas, avant que la colle en séchant ne les fige, le rouge et le vert sont mélangés directement sur la toile avec une raclette en caoutchouc. Le processus – ce mélange non seulement des deux couleurs, mais des couleurs à la colle dont l’état évolue, « semblable à la prise de la chaux dans la fresque13 » – produit les variations d’intensité de la couleur finale, toujours inédite. Celle-ci s’invente donc à mesure qu’elle prend possession de la surface, par extension et rétraction, raclage, lissage, en des gestes qui eux aussi s’inventent dans le même temps. L’irrégularité des plans colorés, les barbes, filaments et bavures qui en dépassent, les traces d’outil qui en débordent, les coulures sur les tranches, sont les indices des rythmes et de la liberté accordée aux gestes.
     
    Fluidité est le mot qui vient à l’esprit pour qualifier ces aires de mélange de pigments et de colle, ces surfaces de prise. Parfois la toile affleure. Parfois encore, c’est une teinte qui surgit du dessous et s’évanouit dans la dominante. Il y a longtemps déjà, Bordarier relevait que sa peinture était « une qualité de la “peau“ de la toile14 », qualité dont elle ne s’est jamais départie. La peau ainsi tatouée est d’autant plus sensible à l’oeil que la couleur qui la recouvre n’atteint les bords que par endroits. 
     
    Elle s’en approche, les rase, les frôle, s’en éloigne et, quelques fois, s’en écoule. La coulure est alors du même ordre qu’un débordement émotionnel, un trop-plein. Toujours est-il que la hantise des bords est une autre des singularités de la peinture de Bordarier : la surface colorée n’est pas coïncidente avec la surface de la toile. En cela sa peinture est quasi monochrome. La toile encollée qui, dans des suites antérieures, avait pu être enduite d’acrylique blanche, exhibe ici plus ou moins discrètement sa matérialité propre et, par contraste avec les noirs, son écru ordinaire. Les conventions de la toile entrent ainsi en tension avec la vibration qui anime sa surface. Dans ce recouvrement inachevé ou suspendu, s’éprouve une autre « expérience de la couleur seule ». 
     
    Quasi abstraction
     
    Je l’ai dit, les Noires comportent deux blocs ou zones colorées approximativement rectangulaires ou carrées. Cette partition résulte d’un modus operandi qui leur est particulier bien que précédemment expérimenté. Au printemps 2023, dans l’exposition de Bordarier à la galerie ETC15, on avait pu voir, parmi les « peinture rares », un tableau violet de mars dans lequel quatre carrés, de proportions semblables, cohabitent en une relation instable (Sans titre, 2017, huile et colle sur toile, 203 x 178 cm). Cette toile a été peinte en quatre temps – nettement distincts en raison de la technique à la colle – correspondant à chacune des parties. Un hapax jusqu’à cette exposition qui incita son auteur à le reconsidérer. D’autres tableaux quadripartites furent alors réalisés de la sorte, mais en masquant les parties déjà peintes. Les Noires à leur tour adoptent cette règle du jeu. Toutes sont réalisées en deux étapes successives, la première partie généralement couverte par un cache quand la seconde est entreprise. Par parenthèse, écrire sur la peinture de Bordarier implique un usage abondant d’adverbes : généralement, le plus souvent, parfois, tantôt, etc. Et pour cause, rien dans son art ne fait système. La règle du jeu qui préside aux Noires n’est donc pas un strict protocole et admet bien des variations : toile entièrement ou partiellement encollée, première partie masquée ou découverte, mélange du rouge et du vert réalisé à la raclette ou avant d’entreprendre le tableau, entre autres. En fait, le jeu s’invente au fur et à mesure que les oeuvres se multiplient, comme s’inventent ces noirs qui n’en sont pas. Leur suite est une réitération menteuse : le faire, la couleur, le format varient. Quand le peintre cessera de se laisser surprendre par « l’étonnante unité du résultat16 », quand les trouvailles se mueront en procédé, quand malgré toutes les ruses qu’il déploie pour laisser place à l’aléatoire, sa peinture se fera « composée », alors, il opèrera une exigeante migration vers un nouveau modus operandi.
     
    Bordarier est de ces artistes qui regardent la peinture, passée et contemporaine, d’un oeil souvent amoureux (chaque ligne de son journal italien le montre) et toujours analytique (ses essais le prouvent). Il est toutefois surprenant d’apprendre que ce sont des oeuvres de Georg Baselitz et de Malcolm Morley qui ont contribué à nourrir son intérêt pour la partition, la fusion, la superposition des entités chromatiques de sa propre peinture. Aussi différents soient-ils dans l’esprit, la culture et le style, certains tableaux des deux artistes superposent en effet des éléments figuratifs, tête-bêche chez Baselitz (voir Die Endenmühle, 1985, par exemple), en collision les uns avec les autres chez Morley (voir The Day of the Locust, 1977, notamment). Si ce dernier a maintes fois affirmé son indifférence à l’égard des sujets de ses tableaux, définis comme « des collisions de vision et de pensée17 », il a aussi déclaré ne jamais les anticiper : « Dans un sens, je fais le tableau pour découvrir ce qu’est le tableau : c’est vraiment un moyen de se découvrir soi-même.18 » Une remarque que l’on pourrait trouver dans les journaux de Bordarier.
     
    Si l’on revient à ce qu’il note à propos des couleurs entre chien et loup, ces couleurs du soir, de la chambre, de la chambre d’enfant, de l’enfance, on comprend que sa peinture est bien profondément ancrée dans un monde de sensations idiosyncrasiques. Ni psychologique ni narrative ni référentielle, cette peinture comme pure peinture n’en convoie pas moins des souvenirs profondément personnels.
     
    Le plaisir du bois de pins
     
    Les Noires sont ainsi immédiatement précédées par une suite de tableaux gris, réalisés au début de l’année 2024. Des gris obtenus par un mélange de rouge, de vert et de blanc. Or, en se révélant sur la toile, ces couleurs ont fait remonter à la mémoire du peintre des souvenirs intimes, non pas ceux des nuits d’enfance mais ceux du Rhône qui sépare Tarascon de Beaucaire, sa ville natale. Toute couleur est ainsi liée à son épreuve sensuelle du monde, des berges du Rhône aux salles des musées en passant par les églises italiennes et le bois de pins de ses jeux d’enfant. En ce sens, sa peinture n’en est pas tout à fait abstraite mais crypte des souvenirs qui « figurent » sous sa surface.
     
    Ma peinture est faite de pulsions que j’essaie de laisser aller et que j’essaie de comprendre, de contrôler pour en faire un savoir, tout en constatant chaque fois qu’elles sont incontrôlables, et d’une volonté d’être dans ce monde, dans ce temps, présent et parlant.19
     
    Cette note du journal de Bordarier remonte à 1991 et rien n’assure qu’elle soit toujours valable aujourd’hui. En revanche, il parle volontiers d’érotisme à propos des lieux intimes auxquels renvoient certaines couleurs de ses tableaux : les gris de son fleuve, les roses des aiguilles de pin de son bois. On se souvient qu’aux beaux jours du freudo-marxisme, Jean-François Lyotard suggérait que « peindre serait faire des branchements de libido sur de la couleur, et brancher tout cela, la libido chromatisée, sur un support ; travail d’inscription en ce sens»20. Mais considérer la peinture de Bordarier comme un dispositif d’économie libidinale ne lui convient sans doute guère.
     
    Pour en saisir la dimension sensuelle et la latence fantasmatique, mieux vaut avoir recours à la poésie de Ponge, à son propre bois de pins. Rappelons que Ponge, en 1940, veut écrire un poème exprimant « le plaisir du bois de pins ». Il s’y essaie de manière d’abord descriptive, puis en termes de comparaisons – le bois comme un sanatorium, une cathédrale, un salon de musique, un hangar, etc. Au fil des jours et des essais, les aiguilles de pin figurent des épingles à cheveux, des poils de brosses. Mais Ponge trouve ses images académiques et plates. Il les reprend, les pousse, lutte contre elles, cherche l’exacte définition des mots. Il aboutira à des variantes, à partir du thème suivant : 
     
    [...] Lorsqu’on pénètre dans un bois de pins, en été par grande chaleur, le plaisir qu’on éprouve ressemble beaucoup à celui que procurerait le petit salon de coiffure attenant à la salle de bain d’une sauvage mais noble créature. Brosserie odoriférante dans une atmosphère surchauffée et dans les vapeurs qui montent de la baignoire lacustre ou marine. Cieux comme des morceaux de miroir à travers les brosses à longs manches fins tout ciselés de lichens. Odeur sua generis des cheveux, de leurs peignes et de leurs épingles. Transpiration naturelle et parfums hygiéniques mélangés.21
     
    Cette sensualité est celle du parti-pris de la couleur de Bordarier qui, sous son mutisme puritain, n’est pas que plaisir de peinture mais mobilise aussi la mémoire des plaisirs.
     
     
    Valérie Mavridorakis est professeure d’histoire de l’art contemporain à Sorbonne Université et chercheuse au Centre André Chastel. Ses recherches portent principalement sur les années 1960-1970, notamment sur les hybridations culturelles dans l’art américain.
     
    1.F. Ponge, « Le carnet du bois de pin », La Rage de l’expression, Lausanne, Mermod, 1952, p. 83.
    2. « La couleur seule. L’expérience du monochrome » a eu lieu au musée Saint-Pierre, art contemporain, à Lyon, du 7 octobre au 5 décembre 1988. Maurice Besset en était le commissaire.
    3.M. Besset, « Notes sur la préparation de l’exposition », cat. La Couleur seule. L’expérience du monochrome, Ville de Lyon, Musées de France, Centre National des Arts Plastiques, 1988, p. 10.
    4.Voir S. Bordarier, La Couleur réfléchie. Journal, essais, entretiens, Strasbourg, L’Atelier contemporain, 2023.
    5. M. Besset, « Notes sur la préparation de l’exposition », op. cit., p. 10.
    6.Y. Michaud, « La qualité d’incertitude », première page de la plaquette publiée à l’occasion de l’exposition à la galerie jean Fournier à Paris en 1989. Repris in S. Bordarier, La Couleur réfléchie, op. cit., cahier central, n. p., ill. 11.
    7.Cette exposition est la première que j’aie visitée de manière «professionnelle », c’est-à-dire avec l’intention de devenir historienne de l’art. Quelque année plus tard, Maurice Besset est devenu un ami dont le souvenir m’est cher.
    8.Ad Reinhardt, « [The Black-Square Paintings] », 1955, Art as Art. The Selected Writings of Ad Reinhardt, Barbara Rose, éd., Berkeley/Los Angeles, 1991, p. 83. Je reprends ici la traduction de Denys Riout in La Peinture monochrome. Histoire et archéologie d’un genre, Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon, 1996, p. 89.
    9.S. Bordarier, « Journal, cahier 1 : février 1991-septembre 1993 – 14.XI.1992 », op. cit., p.100.
    10.S. Bordarier, « Journal, cahier 5 : février 1995-juillet 1997 – 25.VII.1995 », op. cit., p. 320.
    11.S. Bordarier, « Série ou suite », (1999), La Couleur réfléchie, op. cit., p. 561. Il est vrai que la notion de série renvoie à ses applications systématiques dans l’art des années 1960. Ainsi, Mel Bochner en donne-t-il quant à lui la définition suivante qui ne correspond pas à « l’attitude sérielle » que manifeste l’art de Bordarier : « Trois postulats fondamentaux distinguent les oeuvres organisées en séries des variations multiples : 

    1. Les éléments ou les divisions internes de l’oeuvre découlent d’un procédé numérique ou de toute autre méthode systématiquement prédéterminée (permutation, progression, rotation, renversement). 

    2. L’ordre prend le pas sur l’exécution.

    3. L’oeuvre achevée obéit fondamentalement à un principe d’économie et épuise systématiquement toutes ses possibilités. » M. Bochner, « L’attitude sérielle », (1967), trad. Thierry Dubois, in Spéculations - Écrits, 1965-1973, Ch. Chérix et V. Mavridorakis, éd., Genève, Mamco, 2004, p. 137.

    12.Je reprends ici le terme employé par S. Bordarier dans un texte qu’il m’a adressé, [« À l’attention de Valérie Mavridorakis »], daté du 13.10.2024, et dont je le remercie.

    13.S. Bordarier, « Journal, cahier 5 : février 1995-juillet 1997 – 27.I.1997 », op. cit., p. 364.

    14.S. Bordarier, « Journal, cahier 1 : février 1991-septembre 1993 – 23. X. 1992 », ibid., p. 99.

    15.« Stéphane Bordarier. Peintures rares, peintures récentes », galerie ETC, Paris, 20 avril-17 juin 2023

    16.S. Bordarier, [« À l’attention de Valérie Mavridorakis »], 13.10.2024.

    17.M. Morley, cité par Michael R. Klein, « Traveling in Styles », Art New, mars 1983, repris et traduit par Jean-Claude Lebensztejn, in Malcom Morley. Itinéraires, Genève, Mamco, 2002, p. 109.

    18.M. Morley, « A Conversation: Malcom Morley and Arnold Glimcher. Bellport, Long Island, October 3, 1988 », in cat. Malcom Morley, New York, Pace Gallery, 1988-1989, cité et traduit par Jean-Claude Lebensztejn, ibid., p. 111.

    19.S. Bordarier, « Journal. Cahier 1 : février 1991-septembre 1993 – 18.III.1991 », op. cit., p.49.

    20.J.-F. Lyotard, « La peinture comme dispositif libidinal », Des dispositifs pulsionnels, Paris,UGE, coll. « 10/18 », 1973, p. 246.

    21.F. Ponge, « Le carnet du bois de pin », op. cit., p. 93.

  • Vue de l'exposition, Courtesy Galerie etc. © Nicolas Brasseur
    Vue de l'exposition, Courtesy Galerie etc. © Nicolas Brasseur
    À l’entame de sa sixième année, la Galerie etc. propose un vis-à-vis plastique et générationnel, trait d’union entre les engagements esthétiques de Maurice Benhamou et ceux de son petit-fils Thomas1. Le parti-pris respire l’évidence, entre les textures textuelles dédoublées de Max Wechsler et les diptyques graphités de Mathieu Bonardet. Au-delà du mouvement verbal de l’un et de l’équilibre géométrique de l’autre, une même volonté d’épuisement, du langage ou du geste, se retrouve, et, par-delà l’abstraction, l’expression dense du mystère des relations humaines et des bouleversements des temps.
     
    Max Wechsler a été le premier artiste exposé à l’ARC, à la fin de la tumultueuse année 1968. À travers ses travaux d’alors Pierre Gaudibert identifie d’emblée deux tonalités fondamentales de son œuvre, que les ruptures suivantes ne démentiront pas : l’utilisation obsessionnelle d’un matériau qui semble déjà aux prises avec les « pages détachées d’un vieux parchemin », et, suivant les mots de Bachelard, l’exploration d’une « intimité de la matière2 ». Ces premiers jardins, entre l’éclosion florale d’une Séraphine de Senlis, l’informel de Fautrier et la patte sourde des matériologies d’un Dubuffet, aboutissent à un tel envahissement végétal et organique que Max Wechsler a souhaité y mettre fin, en 1974, en abandonnant la peinture.
    Il n’y revient qu’en 1977 3, plus tôt que d’autres de sa génération, mais pour mieux la quitter à nouveau à la suite d’une véritable épiphanie joycienne. La fabrication avec Michel Parmentier de briques en chutes de papier (journaux, livres ou bottins) lui met entre les doigts ce qu’il cherchait depuis 1955 et ses premières toiles : la texture mémorielle du texte, ou ce que serait le grain d’une langue maternelle dont le souvenir aurait été effacé par les grands traumas de l’Histoire.
     
    Car là où Klee rendait visible l’invisible, il y a chez Max Wechsler une volonté farouche et paradoxale de rendre le dicible aussi tactilement sensible qu’indicible, dans un jeu d’épuisement et de composition d’un langage-matériau qui ne correspond à aucune langue écrite ou parlée. Comme l’a si bien senti Maurice Benhamou, « De cet art, rien n’est dicible4 ». La lettre est omniprésente mais veuve de tout verbe, principe d’autant plus fondateur qu’il est indéchiffrable. La rareté des titres dans l’œuvre de Max Wechsler est ici éloquente : outre deux toiles dites « hébraïques », les seules où des caractères soient reconnaissables, n’a été titré qu’un Hommage à Perec, composé avec les -e introuvables de La Disparation et dont la saturation rappelle la grande commotion du siècle et le non moins grand silence qui l’accompagna5.
    C’est pourtant bien à son dépassement qu’aspirait Max Wechsler, d’où le refus de la langue, de l’explicitation et des titres, dépassement qui prend à partir de la série des papiers marouflés une dimension cosmique, puisqu’au fond tout est langage et tout est signe. La pratique du grand format, ouverte à partir de 1985 grâce à l’installation dans l’atelier qu’il a occupé jusqu’en 2020, n’est pourtant pas exclusive d’une recherche plastique autour de la condensation et du recadrage, dans une série de diptyques où l’épuisement de la lettre est poussé à l’extrême, aussi bien dans l’agrandissement que dans la réduction des chutes massicotées, mixées et déchirées des innombrables photocopies de textes en tous genres qui jonchent, magma énigmatique et neigeux, le sol de l’atelier.
    D’un membre du diptyque à l’autre, la dynamique de la texture textuelle s’anime, traduisant dans la matière autant de vécus et d’humanités différentes. Ici le mouvement est vertical, là horizontal, il est parfois centrifuge, et parfois centripète, poli sous un lavis laiteux ou ramené par la colle du marouflage à la rugosité des plombs et du papier. Bien qu’en répondant, chaque moitié d’un diptyque et les diptyques l’un à l’autre ne partagent pas la même langue mais qu’importe. Ils se comprennent aussi bien, de la plus petite dimension à la plus grande, et nouent entre eux des relations aussi fortes qu’insoupçonnables. Le hasard aussi a ses nécessités.
     
    Le même silence règne a priori dans les espaces et les compositions mathématiques de Mathieu Bonardet. Parti en 2011 du dessin-performance, inspiré par les minimalistes américains et le déséquilibre apprivoisé par Pina Bausch, il réduit le langage du dessin à sa lettre première : tracer des lignes au graphite sur le papier. L’épuisement y est aussi essentiel que chez Max Wechsler, qu’il s’agisse de celui du corps dans Ligne(s) de 2011, ou du matériau, par la saturation du grain du papier ou l’usure des crayons jusqu’à leurs derniers centimètres, concentrant dans l’espace de la feuille et les heures de travail le gigantisme ralenti des forces métamorphiques : « car c’est de dépôt qu’il est question au premier chef et des transformations matérielles qui s’ensuivent.6 »
    Les recherches autour d’une histoire non plus naturelle mais géologique, avec gouffres, failles et entailles, signent une tentative minutieuse de prévenir la catastrophe annoncée par l’étude clinique de ses symptômes et de leurs variations. Avec la répétition apparaît un jeu sur le même, dont le déplacement, comme dans les colonnes sans fin de Brancusi ou les Piles de Judd, induit une tension narrative, « entre le plein et le rien, avec des forces contraires7 », étendue à une échelle cosmique. Le Polyptique pour ligne d’horizon, créé en 2011 et renouvelé douze ans plus tard pour l’exposition Group Show à la galerie ETC en 2023, marque ainsi par le rapprochement d’un même plein et d’un même vide l’effondrement d’un paysage, mimétique de celui de notre monde, cette inquiétude à réaction longue de notre nouveau siècle.
    Du décalage des éléments simples naît aussi la ligne sensible et stable dont la seule découverte prévient la chute universelle. Dans Isometría II de 2022, la verticale centrale, obtenue par l’effet cumulatif de la vibration du graphite et le ponçage du papier, redonne à l’universel fil à plomb sa rectitude perdue. Le dédoublement s’avère également profondément anthropomorphe et ouvre au cœur des paysages incertains, une issue, dont la nouvelle pourrait aussi bien être murmurée dans cette langue rémanente que Max Wechsler exhume et dilue tout à la fois.
    Avec la série des Pyramides, où deux masses concentrées sur la marge de deux feuilles deviennent leur point de suture, et celles des Equal Areas et Equal Blocks, où deux formes gravitent dans l’espace du papier, un minimalisme relationnel surgit au cœur de la géométrie tellurique ; la dynamique des sentiments, la balance des rapports individuels et politiques succède aux forces terrestres. Toutes égales mais différentes, les aires des séries Equal miment la diversité subtile des aspirations sociales et la difficulté sourde à faire bloc, c’est-à-dire société, tout autant que la beauté aiguë des rencontres et la force granitique des solidarités. Ce sont en définitive les rapports humains, dans leur indicible complexité, leur jeu silencieux d’équilibre et de déséquilibre, qui sauveront la stabilité des apparences et du monde.
     
    1 Maurice Benhamou a longtemps défendu max Wechsler. En 2019, il a été à l’origine de la première exposition, consacrée à Max Wechsler, qui s’est tenue la galerie ETC dirigée par son petit-fils Thomas, qui a depuis enrichi de nouveaux artistes cette ligne forte et abstraite.
    2 Pierre Gaudibert, Max Wechsler, peintures, Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, 1968, n. p.
    3 Maurice Benhamou, Max Wechsler, exposition du 5 octobre au 10 octobre 2019, galerie ETC, p. 29.
    4 Maurice Benhamou, Max Wechsler, autrement dit, Edition Espace-Abstraction, 2002, p. 4.
    5 Klaus Dermutz, « La vie-lumière des lettres dans l’espace manuel », Max Wechsler, Respiration du silence, Ruth Martius (éd.), Jovis art éditions, 2012, p. 46.
    6 Guitemie Maldonado, texte de l’exposition Dis/jonctions, galerie Jean Brolly, mars 2019.
    7 Léa Bismuth, « Situation idéal : terre-geste-horizon », Le Partage d’une passion pour le dessin, Beaux-Arts de Paris éditions, 2017, p. 109.
     
    Xavier Bourgine
  • Charles Pollock, Trace #16, Acrylique sur toile, 162,5 x 97 cm, 1976, ©Charles Pollock Archives
    Charles Pollock, Trace #16, Acrylique sur toile, 162,5 x 97 cm, 1976, ©Charles Pollock Archives
     
     
    Nous arrivons de New York à Paris en janvier 1971. Premier arrêt, un hôtel rue des Beaux-Arts, puis des amis nous prêtent un appartement rue du Canivet. En mars, Charles Pollock prend un atelier dans le 11e arrondissement mais le lieu ne lui convient pas. L’année suivante, il s’installe rue du Cherche-Midi. Le séjour parisien, qui ne devait pas durer plus d’un an, s’avère définitif. Il passera les dix-sept dernières années de sa vie à Paris. Son épouse, Sylvia Winter, aime son travail aux éditions Hermann. Elle en devient même la directrice artistique. Ils ont découvert Paris en 1962 en route vers l’Italie. Sylvia est revenue seule en 1966 pour étudier la langue à l’Alliance française. Dès son arrivée à Paris, Charles entame une correspondance nourrie avec ses amis américains. Observateur avisé de la scène politique américaine, il lit chaque jour le International Herald Tribune. «Difficile de lutter contre la morosité de cette époque sinistre. Même si Nixon et Kissinger trouvent une “ solution” pour sauver la face au Vietnam, la destruction que nous y avons causée ne sera jamais réparée. Notre barbarie nous hantera pendant des décennies. Rien de ce que je lis des États-Unis ne me rassure. Je suppose que nous y retournerons un jour, mais je serais bien incapable de vous dire quand et où1. » Il travaille quotidiennement à l’atelier. Curieux de la scène artistique française, il voit de nombreuses expositions, dont celles d’artistes qu’il a connus à New York. Bien qu’il ne parle pas français, il apprécie le Petit Journal des grandes expositions, qu’il achète et conserve. « Je vois de belles toiles de Sonia Delaunay, Alechinsky, Poliakoff, Soulages et quelques autres – très peu de jeunes artistes. Une exposition Rothko est prévue en mars et une de Newman à l’automne2. » À l’atelier il reçoit ses amis (Mathias Goeritz, Piero Dorazio, John Hoyland, Reuben Kadish, Herman Cherry) et les amis de ses amis (Yve-Alain Bois, Jean Fournier, Daniel Abadie, Serge Guilbaut, Bernard Lamarche-Vadel). Nous avons une table officieusement attitrée à La Coupole. Et nous visitons la France : Rouen, Le Thoronet, Saint-Paul-de-Vence et la chapelle de Matisse dont il est un fervent admirateur, la Fondation Maeght, Autun, Vézelay, Pont-Aven, le Palais idéal du facteur Cheval, bien d’autres encore. Les églises romanes n’ont aucun secret pour nous. D’un point de vue purement artistique, avant que ne se conclue à Paris une œuvre qui s’est étalée sur presque un siècle, il y a eu quantité d’étapes, du réalisme social au Color Field en passant par l’abstraction lyrique dérivée d’un goût très prononcé pour la calligraphie. À fin des années soixante à New York, où il a son atelier au 222 Bowery, dans l’immeuble devenu iconique où Rothko a peint ses Seagram Murals3, le travail de Charles s’achève sur la NY series. Une série d’une cinquantaine de tableaux tous plus lumineux les uns que les autres, mais moins hard-edge que ceux du milieu des années soixante. À Paris la reprise du travail n’est pas aisée, d’autant que les matériaux ne sont pas les mêmes. Mais ce n’est pas la seule raison. Le paysage mental de l’artiste a changé. L’Europe l’apaise. Il aime la qualité de vie qu’il trouve à Paris. Il écume tous les cafés à la recherche du meilleur ballon de côtes-du-rhône. Ce sont, je crois, les impressionnistes qui le bouleversent le plus. Toutes les occasions sont bonnes pour nous rendre à Giverny ou aller voir les Nymphéas. Dans les séries parisiennes Slash, Passim, Pulse et Trace, sa palette s’en ressent. Elle s’adoucit, se musicalise, se poétise. Respiration et silence font leur apparition. Certes les signes calligraphiques sont toujours présents ça-et-là (l’une des définitions du mot passim), mais en marge, pas au cœur. Ce qui domine, c’est une qualité presque atmosphérique. « L’équation entre couleur et lumière dans sa série Passim est comparable à certaines toiles de Monet. Une comparaison particulièrement intéressante peut être établie avec le tableau Nymphéas, effet du soir, vers 1900, qui semble illustrer tout ce qui l’enchantait chez ce peintre. Chaque élément de la toile est placé, par une ambiguïté au fil du rasoir, entre couleur, abstraite et opaque, et lumière, translucide et naturaliste. [...] Si la postérité recèle un rien de justice, l’œuvre de Charles Pollock demeurera. Son art, dans sa forme la plus aboutie, est l’image même de ce qu’il a été4. »
     
    Francesca Pollock
     
    1 Lettre à Reuben Kadish, 12 octobre 1972, Archives Charles Pollock.
    2 Lettre à Robert Postma, 15 février 1972, Archives Charles Pollock.
    3 Voir le formidable livre de Clément Ghys, Le Passant du Bowery, Éditions du Seuil, septembre 2023.
    4 Terence Maloon, L’Art de Charles Pollock : Douce raison, Éditions Hermann, 2013.
  • Champs de lumière

    Rose Vidal
    Lisa Ouakil, Sleeping beauty, Huile sur toile, 55 x 46 cm, 2023, ©Lisa Ouakil
    Lisa Ouakil, Sleeping beauty, Huile sur toile, 55 x 46 cm, 2023, ©Lisa Ouakil
     
     
    On pourrait le dire dans la simplicité d’une histoire de peinture : Lisa Ouakil voyage, parcourt les paysages. Elle cherche dans son fond souterrain et lumineux un souvenir ; elle le parcourt afin de s’en souvenir et l’encapsule un temps dans une photographie — prise dans un vif qui n’est pas celui des couleurs, ni même du mouvement, ne serait-ce que du vent ou de ses propres pas. De quelle nature alors ?

    Peinture de paysage, de paysages ; dont chacun a sa lumière et ses lignes, ses vallées et ses pleins, et dont chaque tableau se souvient, recollecte, plutôt qu’il ne le montre, plutôt qu’il ne raconte. Mais sur la toile où le pigment est plus pur encore que le bleu tendre du ciel, plus franc que l’ocre composite du sol, toutes les couleurs sont autres. Parfois les teintes s’échappent absolument et s’affranchissent du souvenir photographique, introuvables ailleurs qu’en la peinture, comme si la composition de la toile elle-même demandait qu’elles amendent leur nature.

    Où passe le paysage, où se passe-t-il ? 

    Par la photographie, c’est bien d’un paysage que prend note l’artiste. Elle met le doigt sur un souvenir avec lequel s’entretenir, devant une toile, dans l’atelier. Ce sont autant de feuilles épinglées, redessinées au pastel, le temps d’en rehausser la couleur, avant de peindre. Pourtant c’est en faisant abstraction du site, que peint Lisa Ouakil ; en se passant de ses crêtes, de ses vallées, de sa mer, de sa couleur, pour laisser le champ pur à sa lumière. Cette lumière est figurée plutôt qu’abstraite ; elle n’est nulle autre que celle qui se voit par le souffle, l’espace, la saisie confuse du corps dans son chaos sensible — celle qu’on respire, donc, qu’on éprouve par les pores de la peau. 

    En évacuant ainsi le vocabulaire du paysage pour explorer le champ de la lumière, en trouver les couleurs, Lisa Ouakil emploie sa peinture à faire sourdre encore le volcan de son invisible énergie ; de son grondement sans écho, ou dont le seul écho se fait dans l’œil et la chair de qui le traverse. Lorsque des pans entiers du paysage s’effondrent ainsi, dans le tableau, dans sa lumière ; lorsque s’abolissent les routes, les cours, et même les perspectives, alors le corps s’allonge, sur la toile, dans la vacance des espaces. L’irrigation de la peau, une sanguine vascularisation de rose, de blancheur, de veines d’air bleus en nuances délicates, requièrent de l’œil un autre voyage : accepter de plonger d’une montagne sur un dos, d’une matière lumineuse impalpable à un corps incarné. Il faut embrasser d’un œil la topographie extrême du dehors, et le détail le plus sensiblement minuscule de cette carnation.

    Il faut saisir ce qui vivant voyage, non par le monde mais par la peinture, sa matière et ses coulées, et le saisir dans les gestes qui sont ceux du vivant : caresses, saisie, fuite et esquive, repos, quiétude ou mouvement. Les volumes en céramique de Lisa Ouakil, où la peinture suit son cours depuis les tableaux jusqu’aux coulées d’émaux, figurent ces gestes, les appellent. Elles aussi sont des paysages, concaves, convexes, et trop complexes pour s’embrasser d’un seul et unique regard. Elles sont ces lieux qu’il faut appréhender – dans la préhension d’une main – pour mieux les saisir ; elles rejouent ailleurs, dans leurs vallées, leurs recoins et leurs ombres, le vocabulaire d’une lumière débordant l’œil, sourcée plus loin, derrière la peau. Le vrai cours n’est pas celui du soleil, des nuages qui assombrissent les vallées et les villes ; c’est celui du pas qui arpente, le pas
    qui est temps, et puis œil.

    La chair du corps, le corps de la peintre qui, hors l’atelier et dans le paysage, se tient encore à l’orée de la peinture, en train de fomenter le tableau — puisque quelque chose est déjà peinture dans cet échange où le corps reçu par la vue qui le contient, la reçoit en lui-même et la contient en retour. C’est un secret à vue de tous : le secret d’une rencontre où le corps s’est chargé d’un lieu — non seulement de ses couleurs, sa matière, sa vision, mais également de son énergie, et plus que tout : de son retentissement dans la sensation. 

    Je t’ai changée comme tu m’as changé, je t’ai reçue comme tu m’as reçu, et pour cela je repose en ta peinture : voilà le souvenir que le tableau protège.
     
    Rose Vidal
  • Faire bloc

    Marie Cantos
    Lina Ben Rejeb, À la ligne, Techniques mixtes sur papier, 126 x 106 cm, 2023, ©Lina Ben Rejeb
    Lina Ben Rejeb, À la ligne, Techniques mixtes sur papier, 126 x 106 cm, 2023, ©Lina Ben Rejeb
    Nous étions sur le point de nous quitter, après avoir partagé tant de commun. Tout près de la porte d’entrée, un dernier regard vers les œuvres devant lesquelles nous nous étions
    attardées, celles qui seraient présentées dans cette exposition, et quelques autres. J’ai lâché le mot : politique. Cela me semblait pourtant évident. Que tout ne parlait que de cela. Dès le titre, d’ailleurs – Faire bloc. Mais il est resté en l’air, ce mot. Quelque part entre elle et moi, acquérant une certaine épaisseur, déplaçant l’air autour de nous, quelques poussières avec, dans la lumière de la fenêtre. Je n’ai plus vu que lui pendant quelques secondes qui me parurent une éternité, et puis, d’un seul coup, je n’ai plus su le déchiffrer.

    À mon bureau, plus tard, j’ai vaguement rêvassé en coloriant méthodiquement les petits carreaux de mon cahier à spirale. Sur chaque page, une nouvelle suite de motifs s’organisant autour des notes griffonnées là, pendant notre rencontre à l’atelier. Je ne les relisais que distraitement, davantage concentrée sur les intersections des lignes. Il avait été question d’écriture, de peinture, de photocopie, de planéité, de surface, de caviardage, de déconstruction, de recouvrement, de spatialisation du langage, de saturation des signes, du visible et du lisible – à moins que ce ne soit l’inverse ? – de copie et d’original, de différence et de répétition1 , de disparition et de transmission, d’un voyage en Inde dont elle n’avait mesuré l’importance que des années plus tard, de gestes et de machines, des objets, de leur condition, leur production, leur conservation, de notre obsession partagée pour l’étymologie, de celle qui unit les mots « texte » et « tissu »2 , de la matérialité des mots, précisément, de ceux qui se vident de sens à force d’être rabâchés, de révélation et d’effacement des images, de la mort, « de la mort deux fois »3 , de la mort bien plus encore, sans jamais l’évoquer directement, ou si peu, de la littérature, centrale, « la moitié de mes gestes sont déclenchés par des phrases lues » m’avait-elle confié4 , il avait été question de traduction aussi, où l’on perd autant que l’on gagne pour peu que l’on accepte le jeu5 .

    Posé non loin de moi, sur ce bureau, L’écriture sans écriture6  ; du coin de l’œil, je pouvais apercevoir sa couverture minimaliste me narguer – et toi, tu vas faire quoi de tout cela ?

    J’ai repensé à l’anecdote relatée par Lina Ben Rejeb au sujet de Brouillon du beau (2019). De retour, quelques années après son premier voyage en Inde, dans un atelier de confection de saris, l’artiste jette son dévolu sur l’immense pièce de tissu protégeant la table de travail, longue de 8 mètres, autour de laquelle vont et viennent, régulièrement, méthodiquement, les  artisan·e·s – une pièce de tissu épais, gorgée des nombreux passages de teintures et de dorures sur les étoffes imprimées là. Un murmure parcourt l’atelier ; on s’étonne, on s’amuse presque, on lui confie finalement des rouleaux entiers de tissus-martyrs dont on n’aurait su que faire. Elle explique alors que l’enjeu pour elle consiste à prélever, puis composer 7 . Je me suis dit, ce jour-là, en l’écoutant, à son atelier à elle, que c’est aussi vrai de ses readymades aidés que de ses protocoles picturaux – les deux cohabitant souvent au sein d’une même œuvre.
     

    Du coin de l’œil, la couverture blanche aux lettres noires a insisté – et toi, tu vas faire quoi de tout cela ? Continuer à remplir les petits carreaux de mon cahier. Faire bloc aussi. Comme le texte et le tissu font blocs, en dépit de tout ce qu’ils trament.
    Il avait été question de travail, de savoir-faire qui disparaissent, de processus de fabrication qui se transforment, d’ateliers qui ferment et d’emplois qui se perdent, de labeur, d’épuisement des gestes et des corps. Il avait été question de grille, d’école, d’usine. Devant À la ligne (2023), tableau en haut-relief de carnets faits-main8  : de l’indigo des bleus de travail, des points comme autant de pointages, de mécanique humaine qui déraille, de calibrage des photocopieurs, de système, de performance. Je me suis demandé après-coup si Lina Ben Rejeb connaissait l’origine du terme « protocole »9. À son atelier, il y a toujours une série en cours, un motif en suspens entre deux œuvres, comme si l’inventaire des gestes de production qu’elle mène ne suffisait pas, comme s’il lui fallait poursuivre sans relâche, avec application, en acceptant la lenteur, contre la finitude des mondes dont elle témoigne. Je me suis souvenue qu’elle avait écrit quelque part, « le véritable geste pictural : refaire »10 . Devant Peintures domestiques II et Peintures domestiques IV (2024), ma feue grand-mère maternelle, qui vendait du tissu et javellisait tout frénétiquement, avait ressurgi. Que reste-t-il d’une image sinon quelques impressions, et des gestes – encore, toujours ? Les diptyques de cette série confrontent le recto et le verso de tissus réalisés selon la technique du block-print11 , que l’artiste a décolorés strate par strate12 , défaisant ainsi, étape par étape, le travail qu’un homme avait mené là, le défaisant à l’aide de ce produit qui sent les mains rêches de celles qui œuvrent à la maison, loin de ces ateliers. Il aura fallu que mon regard creuse la surface pour déceler çà et là des reprises du motif effacé, à la broderie. N’est-ce pas ce que l’on fait toutes et tous, un jour où l’autre, lorsque images et impressions nous ont échappé, de broder ? Mais face à cette tentative de réparation, le temps se fige le plus souvent. Les blocs d’impression récupérés pour Les petites mains III et I (2019) sont rendus inutilisables, agrandis, lestés d’un autre bloc de leur  poids : dorénavant trop pesants pour être manipulés et activés. Les tissus sont aujourd’hui usinés, la plupart du temps. On a beau broder, les récits se dissolvent parfois aussi. La série des « Couvertures muettes », dont une occurrence est présentée ici, préserve jalousement ce vide laissé. Et comme tout témoin : voit et nous enjoint de voir à notre tour.

     

    Mais pour cela, il faut une distance13 , « des distances » avait dit Lina Ben Rejeb ce jour-là, à son atelier, en insistant sur ce pluriel. Une histoire de position, face aux œuvres et dans le monde. À l’intérieur-même de ses œuvres aussi : devant ses aquarelles « Sans titres » , « des respirations » avait-elle confié, je cherche. Le tracé évoque un caractère, mais n’en est pas. Les jeux d’épaisseur appellent les ciseaux, mais il n’y en eut pas. Lina Ben Rejeb œuvre au revers, écrit en négatif, joue sur les rapports fond/forme. Ah, tiens, peut-être qu’il ne s’agit pas que de ces aquarelles.


    Nous étions sur le point de nous quitter, après avoir partagé tant de commun. Dans mon sac, empaqueté dans un papier aux motifs chamarrés, un exemplaire d’un réjouissant ouvrage paru il y a peu. Un cadeau. J’ai hésité. Tout près de la porte d’entrée, un dernier regard vers quelques-unes de ses « respirations » aquarellées. Le mot « politique » s’est dégonflé pour nous laisser y insuffler un peu de poésie, de luttes, d’éthique et de plasticité. Je crois toujours qu’il est ici beaucoup question de cela, peut-être davantage encore que ce jour-là, à l’atelier de Lina Ben Rejeb, et je sais qu’elle aimera ce petit livre que je n’ai alors pas osé lui offrir14 .

     

    Marie Cantos

     

    1 Au-delà de la référence à l’ouvrage Différence et répétition de Gilles Deleuze (Paris : PUF, 1968), lire, sur le site Internet de Lina Ben Rejeb, le texte de Marie Savona autour du travail de l’artiste.
    2 Étymologie. Du verbe latin texo, texere, texuī, textum signifiant « tisser » ou « tramer ».
    3 Au sujet de la série des « Couvertures muettes », initiée à l’occasion de l’exposition collective Voice of the Border (commissariat de Fatma Cheffi pour la galerie Selma Feriani, à Tunis, en 2016) et en référence à 2666, l’œuvre posthume de l’écrivain chilien Roberto Bolaño, Lina Ben Rejeb écrit : « Il est question de la représentation de la mort dans l’œuvre d'art. […] Un collage de contenants, de porteurs, vidés de leur fonctions et de leur sens qui crée une forme de tautologie : la mort la mort. […] L'inutile, et la mort, par deux fois. »
    4 Toutes les citations de l’artiste, en italique et entre guillemets, sont extraites de notre rencontre à son atelier, en mars 2024, peu avant cette exposition.
    5 Étymologie. Du verbe latin tradūcĕre, composé du préfixe trans-, signifiant « à travers », et du verbe dūcō,dūcĕre, dūxi, ductum, signifiant « mener, conduire ».
    6 Kenneth Goldsmith. L’écriture sans écriture – du langage à l’ère numérique. Trad. fr. de François Bon. Paris : Jean Boîte Éditions, 2018.

    7 Avec La dernière trace, l’artiste proposa même au public de Nous vivons trop près des machines (pour La boîte – Un lieu d'art contemporain, à Tunis, en 2019), exposition personnelle où fût présentée Brouillon du beau pour la première fois, de composer sa propre installation à partir de « fragments de beau ».
    8 Les carnets des tableaux de cette série, À la ligne comme Stuttering (2023) – mais on pourrait également citer Tel quel (2018) ou Layering (2017) – ne sont pas achetés manufacturés ; il s’agit de feuilles de motifs répétés découpées au format passeport et collées ensemble, ce qui leur confère une tenue particulière, voire une certaine rigidité.
    9 Étymologie. Du latin protocollum signifiant « première feuille d’écriture », lui-même issu du grec ancien πρωτόκολλον (protókollon), composé de πρῶτος (prỗtos), « premier », et de κόλλα (kólla), « colle » : le protocole était, à l’origine, le premier feuillet d’un registre, toujours collé afin de servir de sommaire, de modèle et, surtout, de ne pas pouvoir être falsifié.
    10 À propos de Tint White / Blanc à nuancer (2023).
    11 L’anglais block print signifie « impression au bloc de bois ». Le block-print est une technique d’impression textile et papier très répandue en Asie de l’Est, et ce, depuis des centaines et des centaines d’années.
    12 Étymologie. Du latin stratum signifiant au singulier « couverture de lit » ou encore « couche », « lit », « natte », « matelas », etc., et au pluriel (strata) « pavé » ou « pavage » (ce nom étant un dérivé du verbe sternō, sternere, strāvī, strātum signifiant « étendre » ou « étaler »).

    13 Étymologie. Du verbe latin distō, distāre, distitī (transitif) lui-même composé du préfixe dis, exprimant la séparation, la différence, la cessation ou le défaut, et du verbe stō, stāre, stetī, statum (intransitif), signifiant « se dresser », « se tenir là ».
    14 Ce livre, petit par le format seulement, c’est Contre la littérature politique (Paris : La Fabrique Éditions, 2024). Les textes de Pierre Alferi, Leslie Kaplan, Nathalie Quintane, Tanguy Viel, Antoine Volodine et Louisa Yousfi, y poursuivent leur tentative de mise en tension entre littérature et politique « moins comme un thème ou une position mais davantage comme une manière de faire et de défaire ». Ce que font, sans slogans, les œuvres de Lina Ben Rejeb.

  • D'OR & D'AZUR

    Julie Chaizemartin
    Emmanuelle Leblanc, La mangeuse de couleurs, Huile sur toile, 81 x 116 cm, 2005, ©Emmanuelle Leblanc
    Emmanuelle Leblanc, La mangeuse de couleurs, Huile sur toile, 81 x 116 cm, 2005, ©Emmanuelle Leblanc
    Les peintures d’Emmanuelle Leblanc se déploient dans l’espace à la manière d’un grand nuancier. Chaleureuses, somptueuses, scintillantes, les couleurs se répondent et s’épousent. C’est sans doute pourquoi l’artiste aime décliner ses œuvres en séries, classiquement, ou de manière plus narrative, sous la forme d’une frise constituée d’une succession de petits formats enfermant des images volées qu’elle a d’abord capturées en photographie. Comme si l’éphémère se trouvait ici un nouveau récit, transposé soudainement dans une histoire du temps long, celle de la peinture. Mais à y regarder de plus près ces images répondent à un souci de correspondance des couleurs afin de former une ligne chromatique, plutôt qu’à la volonté d’inventer une histoire dans le tableau. Dans ces petites séquences, surgissent des silences, des vanités, des natures mortes, des ciels, alternances de vides teintés et de figures légèrement floutées s’évanouissant dans une vapeur gorgée de couleurs. Dans ce sens, il semble qu’elles puissent servir de référentiel pour les grandes abstractions de nuances colorées auxquelles s’attèle Emmanuelle Leblanc depuis quelques années. Ainsi, l’artiste est progressivement passé du figuratif à l’abstrait. Ses premières peintures - La Mangeuse de couleurs (2005) ou la série Matière à réflexion - mettent en scène des personnages dont les visages et les postures reflètent volontairement certains défauts de l’image filmée qui a servi de modèle, « produisant un décalage et introduisant le doute pictural » dit l’artiste. Doute qui sera accentué dans les compositions campant deux personnages face à face dans un étrange décalage théâtral et spatial ou dans celles confrontant une figure et un monochrome. Effet de miroir diffractant, réflexif, brisé. Littéralement, la figuration se mire dans l’abstraction et vice-versa. Point de bascule qui semble résumer le grand sujet d’Emmanuelle Leblanc, à savoir : qu’est-ce que le visible nous dit de l’abstraction et qu’est-ce que l’invisible nous dit de la figuration ? 
     
    Mais là où l’artiste se distingue, c’est que ce cheminement artistique ne s’est pas fait par le biais de la forme, mais bien par celui de la couleur, ce qu’elle doit à sa formation de coloriste. Ses œuvres semblent ainsi réactiver la mémoire de la tradition picturale, pigmentaire, à travers laquelle tout l’appareil symbolique des images peintes s’est mis en place, de la dévotion mystique et religieuse la plus absolue à la quête contemporaine de la place et du statut de l’image dans notre rapport à la beauté. Ainsi, les Diffuses, grandes huiles vaporeuses dotées de densités lumineuses très travaillées, sont pareilles à des régions lointaines ou des tissus teintés qui nous ramènent à des temps anciens où les théories picturales se disputaient les notions de sacré et de mathématique, de fenêtre albertienne et d’inventione. Ces opacités profondes ne seraient-elles pas des images mémorielles des formes archétypales de l’histoire de l’art, ou même des coloris signifiants des armoiries ou des habits ? Cette interrogation est renforcée par le fait que l’artiste les enserre dans des cadres mimant la forme des polyptiques gothiques, où se logent le vert sinople, le bleu azur et le rouge pourpre (très utilisés dans les armoiries). Trinité profane en face de sa frise qui ne peut alors que nous évoquer une prédelle. On s’y plonge, on essaye de voir au-delà, ou plutôt au-dedans. Voir ce qui est caché. Quête d’un état de contemplation absolu. De telle sorte que le champ du tableau acquiert une profondeur insoupçonnée. Peu de peintres ont atteint cette harmonie.  A la Renaissance, c’est sans doute Fra Angelico qui a su composer avec cette ambiguïté entre abstraction symbolique et figuration narrative. Plus tard, les toiles métaphysiques de Giorgio de Chirico ont exprimé à merveille une figuration abstraite. Plus proche de nous, les horizons monochromes d’Ettore Spalletti n’étaient, selon ses mots, que de la peinture figurative, inspirée par le ciel et les montagnes de sa région, réduits à un sentiment absolu d’amour et de tendresse par l’abstraction. La quête de la couleur pure, primitive, a menée Emmanuelle Leblanc au même endroit, celui du mystère de l’image figurative non-représentée. Chez elle, ce serait la synthétisation d’un motif traditionnel qui mènerait à l’abstraction. Regarder ses œuvres nous confronte à l’image dans sa dimension iconique, ce que confirme le recours à la dorure et aux fonds d’or. Sentiment d’une chapelle abstraite, déstructurée. On retrouve ici Spalletti et ses installations dans des églises. « L’or est l’interface entre la couleur et la lumière car l’or reflète la couleur et l’espace » dit-elle. Tout est dit, l’or fait surgir la lumière, le non-dit, l’ineffable, le symbolique. Il consacre l’illusion et le mystère, il conserve la mémoire dans une théâtralité sophistiquée. Parachèvement, l’artiste suggère la construction d’un environnement par la présence de colonnes, autre forme archétypale, servant ici de réceptacle à l’illusion de la lumière qui meurt vers le haut. « Et de plus en plus, on sort de l’image et on entre dans un champ atmosphérique » commente l’artiste. Les anciens avaient-ils ce sentiment devant les rais de lumière qui s’évadaient des cathédrales après avoir illuminé les retables ? On est proche de l’évanescence de la couleur quand surgit l’azur.
     
    Julie Chaizemartin, journaliste et critique d’art
     
  • du temps à l'autre

    Elora Weill-Engerer
    Vincent Dulom, 23101301C180, 2023, jet d'encre sur toile, 180 cm x 180 cm et toile retournée © Vincent Dulom, Courtesy etc.
    Vincent Dulom, 23101301C180, 2023, jet d'encre sur toile, 180 cm x 180 cm et toile retournée © Vincent Dulom, Courtesy etc.
    Un nystagmus est un mouvement involontaire et saccadé des yeux. Il se produit par exemple lorsqu’on voit le paysage défiler sur l’autoroute. Quand Vincent Dulom parle de son travail, on peut remarquer que son regard se tourne vers le haut et que ses yeux suivent ce rapide mouvement d’oscillation propre au nystagmus, balayant l’espace d’un côté à l’autre. Ces yeux erratiques sont dans la recherche dynamique : ils fouillent le ciel ou quelque chose à l’intérieur de soi, en quête du mot juste. Pour bien voir, selon Roland Barthes, « il vaut mieux lever la tête ou fermer les yeux »1. La raison à donner à cela est peut-être que, pour reprendre Denis Diderot, le mot court toujours après la pensée. La parole joue à chat avec la peinture car la linéarité de la première échappe au trouble de la seconde. Cette différence de nature profonde m’engage à parler du travail de Vincent Dulom par le truchement d’un troisième intercesseur : le corps. 
     
    Conjuguer la chair et la technicité, placer l’oeuvre très exactement « entre la toise du savant et le vertige du fou »2 : malgré une immobilité physique apparente, les sens sont convoqués. Cette beauté « explosante-fixe »3 est en constante et silencieuse mutation : il en va d’une énergie de la dilatation, de l’oscillation, de la contraction, du rétrécissement, de l’absorption qui part ou converge vers un foyer diffus ; ce sont, précisément, autant de phases en rapport avec les dynamiques internes du corps du regardeur. Celles des poumons, du cœur ou de la pupille qui opèrent sans bruit. La peinture se dé-peint - comme une écriture qui se dés-écrit - et se regorge du regard de l’autre : l’œil aussi boit et se laisse boire. L’ensemble de ces affinités que Vincent Dulom entretient avec la peinture se traduit par ce que l’on pourrait appeler la « théorie du buvard ». Empruntée à l’écriture sartrienne, cette métaphore ébauche une phénoménologie de l’absorption et de la clôture dans le processus artistique4. Le buvard qui boit l’encre limite le débordement, tache ou bavure. Dans le même temps, il permet un déploiement par capillarité. Le buvard concentre et vaporise à la fois.
     
    Pour faire tenir une feuille en équilibre, Vincent Dulom courbe légèrement ses bords et la balance doucement, comme un labyrinthe dont on incline la surface pour guider une bille5. En observant ce balancement, je m'attends à ce que la peinture se transforme ou que la bille sorte du labyrinthe. En réalité, c'est notre œil qui se déplace. Dans son ouvrage majeur, Voir le voir, John Berger a exploré brillamment la manière dont nous interagissons avec le monde qui nous entoure à travers notre regard. Berger a souligné que notre vision est bien plus qu’un simple phénomène passif de réception d’images. Au contraire, il en va d’un processus actif de création à partir des stimuli visuels que nous percevons : les muscles de l’iris contrôlent la taille de la pupille. Dans l’histoire de la vision, l’extramissionnisme, largement dépassé par la science moderne, est une théorie défendue par certains philosophes et savants de l’Antiquité. Ces derniers suggèrent que les yeux émettent des rayons visuels se propageant jusqu’à un objet pour en permettre la vision. La vue, selon cette idée, procède directement du toucher, à la manière d’un Saint Thomas incrédule devant la plaie du Christ qui doit toucher pour croire ce qu’il voit. Cette sensibilité esthétique appuyée sur la combinaison de la vue et du toucher se range sous ce que Gilles Deleuze nomme l’haptique (Francis Bacon. Logique de la sensation). Du grec apto, « toucher », l’haptique est la découverte par la vue d’une fonction du toucher qui lui est propre. La théorie de l’extramissionnisme rappelle la complexité de toute interaction sensorielle. Surtout, à l’opposé d’un esthétisme dominant dans l’histoire de l’art, héritier des principes kantiens de l’œuvre d’art comme un plaisir pur et désintéressé, il s’agit peut-être, à partir de cette pensée, de considérer le pragmatisme de la peinture de Vincent Dulom, c’est-à-dire sa fonction d’action plutôt que de représentation. Dans une scène prototypique de la rencontre en littérature, Flaubert écrit : « Ce fut comme une apparition : […] il ne distingua personne, dans l’éblouissement que lui envoyèrent ses yeux. En même temps qu’il passait, elle leva la tête […] et, quand il se fut mis plus loin, du même côté, il la regarda. […] Leurs yeux se rencontrèrent » (L’Éducation sentimentale, 1891). L’évènement de la rencontre amoureuse, contenu dans l’échange de regards, ne repose sur aucune évidence visible. Autrement dit : la rencontre ne « saute pas aux yeux ». Au contraire, voir procède d’un effort physique, d’un mouvement d’avancée et de recul, d’aveuglement et d’apparition. Les yeux cherchent et ne se rencontrent qu’un instant. Tout le reste est flottement ou vacillation. Et ce sont précisément ces moments que la peinture de Vincent Dulom invite à investir : au point, l’artiste préfère l’oblique et la périphérie. Ils permettent une latence, c’est-à-dire un délai nécessaire pour que ce qui n’est pas visible puisse le devenir à tout moment. Lors de notre dernière discussion, Vincent Dulom a eu précisément cette très belle phrase que je lui rends : « On ne voit jamais ce qui arrive pour la première fois ».
     
    Elora Weill-Engerer
     
     
    1.Roland Barthes, La Chambre claire, Gallimard, 1980, p.88
     2.Honoré de Balzac, Théorie de la démarche, 1833.
    3.« La beauté convulsive sera érotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstancielle ou ne sera pas », André Breton, L’Amour fou, Gallimard, 1976, p. 26.
    4.« Un corps est une forme close, il absorbe l’univers comme un buvard absorbe l’encre. », « Visages », Michel Contât et Michel Rybalka, Les écrits de Sartre, Gallimard, 1970, p. 562.
    5.Ce mouvement qui cintre la feuille permet à Vincent Dulom de construire une résistance du papier pour le placer sur son support en acier.
  • A centennial exhibition

    Kirstin Hübner
    Sam Francis, SF59-166, Huile sur papier sur toile, 25 x 20 cm, 1959
    Sam Francis, SF59-166, Huile sur papier sur toile, 25 x 20 cm, 1959
    A Centennial Exhibition - Notes on Sam Francis
     
    Sam Francis (born in 1923 in San Mateo, CA; died in 1994 in Santa Monica, CA) served in the army during World War II. During flight training with the Army Air Corps in 1943-45, he was so badly injured that he had to spend several years confined to a hospital bed. In 1945 he began to develop an interest in art and started painting while still bedridden. At night, his friend, the painter David Park, brought him reproductions of works by famous artists so that he could familiarize himself with them. When he studied art between 1946 and 1949 in the San Francisco Bay Area he was younger than his fellow artists, but still produced one of his first abstract paintings between 1946 and 1947. Francis was not strictly a member of the New York School since he lived and worked in California, France, and Asia. Nevertheless, he had contacts with some of the New York artists, especially with Archile Gorky, Mark Rothko and Clyfford Still. He finished studying painting at the University of California between the years 1947 and 1950.
     
    In October of 1950, Francis moved to France mainly living and working in Paris and the South of France for the next six years. Francis had his first solo exhibition at the Galerie Nina Dausset, Paris, in 1952. His painting at the time, with its cell-like and biomorphic structure, was strongly influenced by the impressionist painter Claude Monet. Francis was fascinated by Monet’s Les Nymphéas [Water Lilies]. He said: “I want to simplify Monet.”1 He was also impressed by the French colorists Pierre Bonnard and Henri Matisse, and the sculpture of Constantin Brancusi, whom he visited in his studio in Paris. Francis also developed close friendships with Joan Mitchell and Jean-Paul Riopelle.
     
    From 1956 on Francis’s early oeuvre was increasingly integrated into New York exhibitions, including The New American Painting at the Museum of Modern Art (1958-59). In fact, the MoMA played a key role in promoting the Abstract Expressionist movement, especially when Dorothy Miller curated this exhibition that traveled to eight different European countries after its New York venue. Besides those of Francis, the show also contained works by Willem de Kooning, Jackson Pollock, and Jack Tworkov. For the occasion, a photo-portrait taken by Irving Penn appeared in Vogue magazine, featuring Francis with fellow artists Tworkov, Barnett Newman, Theodoros Stamos, James Brooks, Franz Kline, Philip Guston, and William Baziotes.2 At this time Francis rented a second studio in New York City and began working on his Chase Manhattan Bank Mural, 1959. That year the artist created a variety of All-over paintings and works on paper in strong primary colors. The almost entirely covered surface gives the viewer an impression of infinite breadth with occasional glimpses of delicate skeins of color that look like drips scattered across the paper [SF59-166]. In this respect, Francis can also be associated with Action Painting, with its loose and gestural application of paint, as well as with his Color-field paintings, gouaches, acrylics, and watercolors beginning in the late 1940s and the 1950s.
     
    At the end of the 1950s and the beginning 1960s, Francis began experimenting with floating and fluent ball-like compositions--in contrast with the void space and to emphasize one of his most favorized topics, air-light-space, together with the elements fire and water.
     
    Francis initially created this so-called Blue Ball-Series in his studio in Paris. The void space seems to appear as clear white. However, the artist softened the white, adding shades of light blue or other pastel variations of color. He applied it on the surface with fluent and floating movements to achieve a tenderness of the white area. Francis’s elegant brush strokes and the washes with gouache, ink, and watercolor, named by the artist color-drawings, support this kind of blurred effect. This series, with its organic and progressed biomorphic compositions, remained of special importance to the artist throughout his artistic life. These works emanated from experiences made during his time as a pilot seeing the world from another perspective, or as student in botany with a passion for the flora or as a medical student as source for various cell-like forms of his compositions [SF60-022]. At the same time Francis also worked on colorful All-over works on paper, painted with acrylic, with a particular focus on organic shapes [SF60-1363].
     
    Thanks to several trips around the world which took him to Bern, New York City, Mexico City, and to Asia, including Tokyo, Japan, his work was also influenced by the mystical teachings of the Far East, and Francis investigated the opportunities for expression offered by blank surfaces. This further development of his Blue Ball-Series is determined by the various colored circles that seem to leap from the painted picture plane. The composition imitates the view from an airplane, the way that landscapes are seen from a great height.3 Francis chose particularly intense primary colors, thinned, and applied them in flowing, almost transparent lines. The forms themselves appear in a kind of three-dimension. This technique resulted in distinctly free compositions, and, with its open spaces, reinforced his themes of light and space. As documented in Francis’s writings, the metaphysical aspect of his works was the result of the influence of his father, a mathematics professor, as well as by his own studies.4
     
    Around the middle of the 1960s, with Santa Monica as his permanent home base, he refined the All-over motifs in kind of spiral-like forms, increasingly using dark green in combination with blue and yellow [SF65-069]. From 1970 onwards Francis started working on more geometrical structures with clearer colorful lines in the sense of framing the picture. His intention was to make room for a center in white, strongly related to the Edge-Series and the Fresh-Air-Paintings, but he also created linear color bands to fill in the white space. As Margaret Francis stated, “they exist in contrast to the central void of his former artworks. You have the image and the negative space as well, called the void, which was also important for the Edge paintings. The white canvas is the void. Before you start painting you are confronting the void in the sense of possibilities and the infinity of the possibility.”5 [SF71-1021 and SF75- 1192]. 
     
    As mentioned before, the Blue Ball-Series appears again––in a sensitive way, the white space harmoniously filled with floating balls and surrounded by fluid drip-like brush strokes [SF70- 07].
     
    In the late 1970s and during the 1980s, his work was mainly inspired by fundamental ideas of meditation. He began using increasingly small size-formats, which he filled with motifs of mandalas. For Francis, his works on paper had the status of paintings. According to Margaret Francis, “small-scaled paintings are of the same importance as the large paintings as it contains the same preparation, and they are independent. Some are painted in black and white, arising from his subconscious. These black and white paintings, like in circles or in wheel forms, are made of Japanese calligraphic ink, called ‘Sumi’, which was also used as the artist could vary the shades from deep black to soft grey. They can be regarded as calligraphic ornaments; or they may recall faces, or various kinds of mandalas. The circle is considered a symbol of infinity and in Eastern philosophy is a Zen symbol. The square in a circle reminds you of the tea ceremony with a stone in a square with a circle. It can be understood as a transcription of Francis’s own spirit. His spontaneous and rhythmical feelings are the result of daily mediation and his preoccupation for transcendence.” [SF 85-248, SF 85-557, and SF85-669].6
     
    Additionally, other variations of mandalas were created with strong colors, such as green or red and in complimentary colors (1979), and here they are painted from his conscious. They are intensely focused and rendered in the form of a door or a kind of rectangle. In Francis’s paintings the mandalas, painted in bright colors, like in green or in red which are very condensed, are in a door shape or in a kind of triangles. The door shape means the entrance to the cosmos [SF79-1094, SF79-1095, SF 79-1101, SF 79-1102, SF79-1103, SF79-1104, SF79-1105].7 According to Peter Selz, “this series forms a new departure, one very much in tune with his involvement with Jungian thought and the exploration of dreams”.8
     
    In the 1980s and in the early 1990s the artist also created new interpretations of his early Color-field compositions. Sometimes he applied fluid and thin layers of saturated paint on the surface, evoking an All-over impact with dripping elements in often grid - and weblike structures [SF86-917, SF86-918]. Some colorful works on paper are dominated by a black shape quite in the center of the picture plane [SF90-396, and SF90-397]. Aside from that, the artist continued to be focused on the blue balls. However, he created them now in more minimal and clearer forms, often using bright shades of cobalt blue and green [SF86-919, SF93-01, and SF93-02].
     
    In both decades Francis choose acrylic on linen as well as on paper to lighten up his variations of bright colors. He continued dividing his time between his studios in Northern and Southern California, Tokyo, and he also spent time in Manchester, together with his last wife, the English painter Margaret Francis, born Smith, and his fourth child, the youngest son Augustus James Joseph Francis.
     
    Francis had always followed the continuing development of various forms of abstraction and was successful in creating his own concepts of composition. Already in the 1950s the artist had gained high recognition from the international art world and will always be regarded as one of the leading American artists of the 20th century.
     
    Kirstin Hübner.



    With many thanks to Augustus Francis for his encouragement and his editorial comments
     
    1 This quotation from Margaret Francis, was recorded in conversation with the author on February 15, 2012.
    2 Arnold Rüdlinger, “Aus Europäischer Sicht” in Die neue amerikanische Malerei, exh. cat., Museum of Modern Art, under the auspices of the International Council at The Museum of Modern Art, in cooperation with the Senator für Volksbildung Berlin; Hochschule für Bildende Künste, September 3 – October 1, 1958, unpaginated.
    3 Margaret Francis and Augustus Francis provided this interpretation in a conversation on November 23, 2011, with Otto Hübner and the author.
    4 This and subsequent quotations from Margaret Francis were recorded in conversation with the author on February 15, 2012.
    5 Ibid.
    6 Ibid.
    7 Ibid.
    8 Peter Selz, “Sam Francis”, in: Sam Francis, Revised Edition with Essays on his Prints by Susan Einstein and Jan Butterfield, Harry N. Abrams, Inc. Publishers, New York, 1982, pp. 123 ff.
  • Travaux récents

    Elora Weill-Engerer
    Claude Chaussard, Note, Craie de traçage sur papier marouflé sur toile / panneau, 195 x 130 cm, 2017 ©Nicolas Brasseur
    Claude Chaussard, Note, Craie de traçage sur papier marouflé sur toile / panneau, 195 x 130 cm, 2017 ©Nicolas Brasseur
    « Tout problème en un certain sens en est un d’emploi du temps », Georges Bataille,
    Méthode et méditation, 1947.
     
    Contrairement au texte, qui est lu selon l'ordre de succession dans lequel il a été conçu,
    l’oeuvre en deux dimensions s’insère dans un cadre délimité dans l'espace et sur un support plan. À la différence du premier, l’oeuvre en deux dimensions est fondée sur la simultanéité et pose, de fait, la question de la représentation du temps. Selon les théoriciens de la Renaissance, « la peinture est une poésie muette » : les tableaux ne parlent pas puisqu’ils figent l’action dans un instant unique. Or, c’est peut-être, précisément, dans un renversement de cet aphorisme que se situe le travail de Claude Chaussard : le silence est une poésie qui montre.
     
    Il n’est pas anodin de voir dans la pratique de Claude Chaussard un lien direct avec le son.
    Dans son introduction à Point-ligne-plan, Kandinsky écrit que c’est la musique « qui jusqu’à aujourd’hui permettait seule des oeuvres abstraites ». Pour lui, comme pour plusieurs artistes des premières et des secondes avant-gardes (Kupka, Delaunay, Rauschenberg), l’art abstrait est l’art du temps, et c’est la raison pour laquelle ces tenants de l’abstraction puisent leur source dans le son ou son absence qui est, par excellence, l’art de l’immatérialité et le véhicule de la vie spirituelle. Leur souhait commun de créer une oeuvre picturale poly- ou a-phonique se traduit plastiquement par la négation des notions de haut, de bas, de premier ou de second plan. En somme, il n’y a plus de sens de lecture sur la toile : on ne sait où elle commence et où elle se termine. Claude Chaussard ne se cache pas d’être habité par ces enjeux de définition : quel est le dernier point de Seurat ? Le concert ne commence-t-il pas quand le pianiste effleure les touches avant de jouer ? Ces éléments relèvent de ce que Duchamp nomme « inframince ». Or, l’inframince de Duchamp n’est pas un nom mais un adjectif. C’est une modalité ou une déclinaison et non une chose en soi. Comparer la pratique de Claude Chaussard à une forme musicale revient à y percevoir l’importance des rapports et des déviations. On peut parler d’une approche « agogique », terme qui désigne les légères modifications de rythme apportées dans l’interprétation d’un morceau : césure rythmique, accélération, ralentissement (Chants de Mars 2020). Dans les Lignes, le claquement du cordeau de carrier donne à la peinture une dimension foncièrement sonore, et, dans le même temps, confère à la musique une masse plastique.
     
    L’artiste parvient à contourner la difficulté de la limite spartiate du tableau en travaillant par séries et ensembles, plutôt qu'en se conformant à la tradition de l'oeuvre unique et de l'objet auratique défini par Benjamin. Il en va d’une unité organique de l’oeuvre, comme apparence qui nie sa « fabrication ». Adepte de la pointe d'argent et des huiles dépigmentées, Claude Chaussard laisse travailler la lumière et toutes les haleines du temps sur l’oeuvre ; si bien que l’oeuvre, elle-même, travaille, à l’insu de l’artiste, comme un organisme passant naturellement par les étapes de la vie. Il ne s'agit pas d'une représentation de la réalité mais d'une autoreprésentation de ses matériaux et des données constitutives à sa vie : le temps et l'espace. Pas une expérience de l'autorité de l'artiste, donc, mais une expérience de soi.
     
    À travers ses différentes séries, Claude Chaussard traduit littéralement l’origine du trait (tractus, « tirer »), et, quelque part, de la vue. Dans ses Dessins d'approche (1981), la gouache et la craie sont raclées à la spatule et créent un phénomène de vibration sur le papier, comme des interférences ou des ondes dont l’artiste se fait le simple transcripteur. Ce frémissement se retrouve dans les Émergences-Résurgences (1988) où la superposition des lignes d'huile avec l'acrylique blanche poncée engendre une réaction chimique toujours différente. L'huile saigne. Chez Claude Chaussard, le trait tend manifestement à son émancipation par des stratégies de déplacement, de mouvement ou de disparition. Le corpus, en général, semble extrait d’une iconologie de la rétine. Durant l’Antiquité, la théorie extramissionniste (Euclide, Ptolémée) défend l’idée que la vue est provoquée par le contact entre des rayons lumineux partant de l’oeil et l’objet. Le bâton de l’aveugle trace lui aussi plusieurs lignes, à tâtons, pour voir. La rétine, enfin, est elle-même constituée de « bâtonnets », qui, à la différence des cônes, sont les cellules photoréceptrices permettant une vision nocturne et à faible luminosité.
     
    Elora Weill-Engerer
  • Stéphane Bordarier, Sans titre, Huile et colle sur toile, 203 x 178 cm, 2017, ©Nicolas Brasseur
    Stéphane Bordarier, Sans titre, Huile et colle sur toile, 203 x 178 cm, 2017, ©Nicolas Brasseur
    Stéphane Bordarier
    Peintures rares, peintures récentes
     
    Constatant la juxtaposition de tableaux récents, exécutés au cours des deux dernières années, et de tableaux anciens (datés de 2007, 2008, 2017), le visiteur pourrait croire à une sorte de mini rétrospective à l’échelle d’une galerie. Eh bien non, c’est de l’inverse qu’il s’agit, mais qui doit d’autant plus éveiller l’attention. Ajoutons que pour être limité en nombre d’œuvres, le projet n’en est pas moins audacieux.
    Alors que Stéphane Bordarier procède très souvent par séries, caractérisées par une couleur et un format — ainsi que le démontrent les tableaux récents exposés —, les trois tableaux anciens sont uniques, sans faux-jumeau ni descendance. Le titre de l’exposition l’annonce : ils sont « rares ». On les décrira ainsi par ordre chronologique : un losange terre de sienne dont trois des angles se perdent quelque part en dehors des bords de la toile, une forme ovoïde violette, légèrement étranglée sur la droite, et, le plus étonnant peut-être, quatre carrés irréguliers qui s’entrechoquent au centre de la toile. Que viennent faire ces tableaux insolites, avec leurs propositions néanmoins si nettes, si impérieuses, au milieu d’un ensemble où les formes, celles qui obstinément prétendent occuper la totalité de la toile, mais échouent, ou renoncent, ou dénoncent l’arbitraire du format, semblent par contraste plus incertaines qu’elles ne l’ont jamais été, avec leurs bords « déchiquetés », pour reprendre le qualificatif employé par l’artiste. Alors qu’un minimum de vocabulaire suffit à désigner les plus anciennes — le losange, la bulle, les quatre carrés —, on parlera plus volontiers, devant plusieurs des tableaux récents, de taches ou de nappes de couleurs, « indifférentes » au référent que constitue le format carré. Est-ce d’ailleurs la raison pour laquelle un tableau rectangulaire s’est glissé, comme un intrus, dans cet ensemble,?  
    Il y a quelques années, comme nous nous étions croisés dans un vernissage, Stéphane Bordarier m’avait offert un joli catalogue dont la couverture était de la même couleur sulfate de cuivre que certains des tableaux visibles ici. Rentrée chez moi, je l’avais feuilleté rapidement, et l’effet avait été celui d’un flip book ! À quelques exceptions près, un seul tableau était reproduit par page, et la reproduction réduisant les différences de format, il m’était apparu que l’artiste avait lancé dans l’espace conventionnel de la toile une masse colorée qui y cherchait sa place, palpitait, cognait un bord, l’autre bord, s’étalait, débordait, se rétractait, comme un organe battant dans sa cage trop étroite. Cette masse colorée venait vers moi, envahissante et pourtant distante. Offensive et impénétrable. En considérant son parcours, j’ai compris ce paradoxe.
    Ses premiers travaux, Bordarier les a exécutés à genoux, devant de grands papiers qu’il recouvrait d’un mélange de terre et d’œuf, l’étalant de ses deux mains simultanément. Le résultat était celui de deux masses sombres accolées. Un homme jeté dans le monde s’en saisissait à bras-le-corps et, littéralement le nez sur le sol, allait chercher à en dégager son espace de vie, un espace de lumière. Sa pratique aujourd’hui garde quelque chose de ce geste primitif. Il travaille toujours à plat, posant à peu près au centre de la toile vierge une masse qui n’est plus faite de terre mais d’un mélange de pigments dont il ne saurait pas encore apprécier les effets. Et il l’étire à l’aide d’une raclette en caoutchouc, et c’est alors seulement que la couleur se révèle à lui. Il s’est souvent exprimé là-dessus : il entreprend le tableau à l’aveugle, travaille vite, jusqu’à l’instant cézannien où « quand la couleur est à sa richesse, la forme est à sa plénitude ». Quand le peintre voit la couleur, c’est qu’il doit suspendre son geste. Il dit : « certaines couleurs poussent à une forme déchiquetée, d’autres au contraire à une forme fermée. » Ce principe de la peinture moderne, à savoir le dessin par la couleur, on peut dire que Stéphane Bordarier le parachève. Je ne connais personne qui réalise aussi étroitement la coïncidence de la surface, de la couleur, du geste, du dessin et même de la fabrication de la couleur, comme si la toile était en quelque sorte la palette où le peintre la cherchait, car cette couleur advient dans l’affleurement plus ou moins consenti de la teinte de la toile fraîchement encollée et dans le contrôle du geste. À cela s’ajoute que le peintre immergé, aveuglé, fait un avec sa toile. Il n’y a pas de reprise. Unité de temps et d’action.
    Or, n’est-ce pas de cette parfaite coïncidence que naît la sensation d’inaboutissement ? N’est-ce pas parce que le surgissement de la nappe colorée se confond avec l’écran de la toile sans en épouser les limites qu’elle peut à la fois happer et ravir le regard, et lui opposer son intégrité ? Le peintre le dit bien : il est le premier à se sentir « éjecté » lorsque la couleur est accomplie, et nous après lui, attirés par ces couleurs si pleines, et déroutés de les voir s’échapper, glisser, basculer d’une toile à l’autre, se soustraire au dessin, se dérober. Et cela d’autant plus que le peintre choisit de travailler des nuances chromatiques de façon à les maintenir dans une zone indécise : ces ocres, ces pourpres, ces violets, ces kakis qui semblent se contaminer, ces « sulfate de cuivre » travaillés par en-dessous par une préparation blanche de la toile et dont on ne saurait dire si ce sont des bleus ou des verts. Bordarier porte à son paroxysme la sensation que produit ce qu’on appelle « une couleur indéfinissable ».
    Alors, comment interpréter la présence de ces « tableaux rares » à côté des tableaux récents ? Comme la manifestation d’une acmé de la couleur qu’il faudrait obstinément chercher à atteindre de nouveau, avec d’autres moyens ? Ou qui au contraire ferait douter du bien fondé des efforts qui lui succèdent ? Ou est-ce que ça ne serait pas le riche déploiement de la couleur dans les autres ensembles qui signalerait une attente contenue dans ces trois tableaux  ? Leur potentiel ignoré ?  Une rétrospective permet de saisir la logique qui a conduit plus ou moins souterrainement une œuvre au fil du temps. « Peintures rares, peintures récentes » opère au contraire une contraction du temps qui en expose les contradictions. Dans tous les cas, la couleur est riche, la forme est à sa plénitude, et toutefois une fracture s’ouvre, laissant le peintre sur une rive, dessaisi, contraint de retourner, à l’aveugle, dans la couleur.
     
    Catherine Millet
  • Isométrie

    Elora Weill-Engerer
    Isométrie
    Mathieu Bonardet
    Isométrie 
     
    L’axiome selon lequel « deux droites parallèles se rejoignent à l’infini » induit que la non-rencontre se formule de manière positive, dotant l'inatteignable de la possibilité d’être perçu. C’est ce qu’avaient déjà compris les peintres du Quattrocento avec le point de fuite, point impossible qui indique l’infini vers lequel convergent les lignes de l’espace et qui remplace le fond d’or dans la figuration de l’illimité. Lorsque Mathieu Bonardet opère une translation de figure, les positions d’une même droite restent parallèles et les formes se jouxtent sans se toucher. La brèche infime qui les sépare engloutirait l’espace tout entier. C’est vers elle que convergent les lignes parallèles qui, selon l’image annoncée, se rencontrent à l’infini. Ces lignes peuvent aussi bien constituer des lignes magnétiques ou des flux d’énergie. En somme, ce sont des émanations. Elles partent du corps de l’artiste dans sa totalité car la main ne suffit pas à tracer une ligne droite. Pour ce faire, le mouvement doit suivre à son tour une translation : il part de l’épaule, dirigé par les yeux comme le javelot accompagné par son lanceur. Pour créer une ligne droite, il faut que cette même ligne remonte le haut du corps, que s’élève la colonne du dessin dans celui qui le fait. 
     
    En religion, la translation désigne aussi le déplacement d’un objet saint d’un lieu vers un autre. C’est-à-dire que la nature sacrée de la chose transforme la perception de la distance parcourue. Deux figures d’une même taille, constituées des mêmes matériaux et faites selon le même processus accusent d’autant plus le principe de déplacement ou de transformation que celui-ci est minime. À titre d’exemple, la série I/U : deux lignes de même taille, une courbe et une droite, disent des choses différentes et engendrent, par le même, des forces contraires. L’alliance de la droite et de la courbe crée une figure signifiante, sous la forme d’une formule ou d’un alphabet. Peut-on y voir le rapport de l’intensité (I) mesurée en ampères et de la tension (U) mesurée en volts ? Ou s’agit-il du signe de bénédiction du Christ qui, dans l’iconographie latine, dresse les deux premiers doigts de la main et replie les deux autres sur le pouce ? 
     
    Si l’infini est fixé comme lieu du rendez-vous, la date ne cesse d’être repoussée. Un temps lent dépasse les dimensions définies du dessin et du regard. Il s’agit d’un temps cyclique, aion, qui semble contenu dans le dédoublement isométrique des figures, répétées en parallèles ou en miroir. L’isométrie est une transformation géométrique qui conserve les distances du premier objet. En grec, « métria », désigne la mesure, mais aussi la juste mesure, celle qui s’accorde avec l’équilibre du corps et de l’esprit. Ici, il n’est donc pas tant question de mesures étalonnées que de correspondances, d’écarts et de forces. Rien ne se croise ; tout se courbe, s’attire, se repousse, comme deux fluides qui ne se mélangent pas. 
     
    On parle encore, à tort, de « mine de plomb » pour désigner le graphite, relativement léger, comme liant forcément celui-ci à la pesanteur. Le graphite serait-il plus soumis aux lois d’attraction et de gravitation que son poids réel ne laisserait à le penser ? Et si la quantité de graphite déposée se mesurait, ne dépasserait-elle pas assurément la surface du papier comme de l’exposition ? Selon cette même pensée d’une mesure porteuse d’illusions, la ligne droite n’est pas le chemin le plus court d’un point à l’autre. Les lignes tracées par Mathieu Bonardet vont et viennent sur le papier, vibrantes et mécaniques comme un souffle qui, bien que témoignant d’une vie, relève d’un automatisme. 
     
    Elora Weill-Engerer
  • Mudhoney

    Jean-Charles Vergne
    Claire Chesnier, 251220, Encre du papier, 155,5 x 134 cm, 2020
    Claire Chesnier, 251220, Encre du papier, 155,5 x 134 cm, 2020
    Claire Chensier
    « MUDHONEY » 
     

    Une peinture devrait se faire oublier pour resurgir inopinément, être allusive, impossible à mémoriser, résonante, chargée en rémanence : surgissements et enfouissements, alternance éprouvée des élans et des chutes, frayage des lumières venues sur la peinture et depuis son organicité, et toujours le risque de ne jamais parvenir à autre chose que de la boue. Claire Chesnier utilise l’encre pour ses peintures de grands formats dont les dimensions et la verticalité correspondent peu ou prou à celles de son corps. La surface de ses peintures sur papier est lisse, sans accident, précautionneusement circonscrite par ses bords, eux-mêmes contenus dans un cadre – rien ne demeure jamais du débord, rien ne laisse entrevoir le commencement ni la fin du geste. Le risque de la boue1 est celui de l’extinction de la couleur, submergée par elle-même et par les propriétés additives irréversibles des tons : submersion sans retour possible de la couleur par ses recouvrements liquides successifs, et pourtant, elle parvient à cet état limite improbable où le sublime advient aux abords de la déréliction.

    Une peinture n’est pas une image. Le rappeler peut sans doute apparaître superflu, mais la chose ne semble pas toujours d’une évidence acquise, pour les regardeurs comme pour ce qu’ils regardent parfois. La peinture doit être abordée à l’aune de sa capacité à déborder – voire à détruire – l’image qu’elle constitue, dans un double mouvement contraire et simultané d’imagement et de pulvérisation. En d’autre termes, une peinture doit se placer au seuil de son image, la surpasser pour la rendre plus prégnante et définitivement plus fragile, plus risquée, plus prompte à la fêlure, à l’effondrement comme s’effondrent sur elles-mêmes, sous leur propre gravité, les étoiles en fin de vie. Une peinture doit entrer en résistance contre sa propre extinction. Les peintures de Claire Chesnier détruisent les images dont elles pourraient possiblement être originelles, reposent au seuil du souvenir d’étendues, de cieux crépusculaires, de limites lumineuses indiscernables, de modulations atmosphériques dérivées en abstractions par l’abstraction même du processus de remémoration. Peindre sur le motif – ou d’après motif – c’est tout de même, avant tout et littéralement, trouver un motif pour peindre. Cela renvoie au détachement de la peinture vis-à-vis du monde, au motif du monde comme simple motif, comme simple argument de départ pour la peinture, et l’on peut indéfiniment gloser sur l’aube ou le crépuscule, sur la corruption des fleurs fanées et leur devenir boueux, il ne reste à la fin que la peinture, le motif de la peinture, la peinture pour motif.

    Une peinture ne devrait pas être narrative, ne devrait pas décrire le monde – elle ne serait alors qu’illustration alors que sa vocation ne peut être que du côté de la lustration, de l’aspersion du réel – dans le sens originel et rituel du mot lustration. La peinture répond, aussi, à une nécessité de luxation, de séparation et de déboîtement du monde, ne renvoyant au réel que par pure analogie, commodité ou prétexte. Cette analogie importe néanmoins car la peinture – aussi abstraite puisse- t-elle être (mais ne l’est-elle pas par essence ?) – doit pouvoir provoquer un renversement, se constituer en filtre polarisant sur le monde : ayant pris le monde comme témoin, elle opère une dérive du regard vers un assentiment accordé au réel. C’est ce que produisent les cieux maritimes embrasés de William Turner, les objets peints l’obstination d’une vie par Giorgio Morandi, les zoos et les animaux de Gilles Aillaud, les terrains de sport ou les paysages faibles de Raoul de Keyser, les étendues d’Etel Adnan apurées par la poésie… Ces peintures prennent le monde à témoin, le plient tel un origami dans l’espace pictural, le vident de toute narration et de toute emprise par les mots, pour finalement permettre au regard de redéployer un monde poétisé, amplifié, augmenté.

    La peinture offre au regard une rencontre imprévue et bouleversante avec la couleur. Rencontrer une couleur est un événement en soi – nous en avons tous fait l’expérience, fascinés par la pourpre crépusculaire d’un ciel, par le vert tendre d’une prairie ou par l’insaisissable modulation irisée d’un regard. Cet événement peut être sidérant dans son surgissement et l’on relira le passage de La Recherche du temps perdu dans lequel Marcel Proust décrit l’apoplexie de son personnage Bergotte,mortellement foudroyé en découvrant sur la Vue de Delft de Johannes Vermeer le minuscule détail d’un “petit pan de mur jaune”. L’événement se fait avènement, dans une éruption inattendue, dans un envahissement et une modification irréversibles de la réalité. La couleur, “lieu où notre cerveau et l’univers se rencontrent2” comme l’affirme Paul Cézanne, noue une bouleversante intimité avec le regard – intimité autant fondée sur l’harmonie que sur l’interférence, sur l’assentiment que sur la stridence d’une fracture. Pour William Turner, Giorgio Morandi, Gilles Aillaud, Raoul de Keyser, Etel Adnan, comme pour Claire Chesnier, il est évident que la pensée soit intriquée au sein même de la couleur. La couleur pense. Claire Chesnier a noué cette relation particulière, dans la manière dont ses œuvres procèdent d’une réduction du monde – au sens gastronomique du terme, comme on évoque la réduction d’un jus par évaporation vers une forme de quintessence –, dans la manière dont un assentiment est accordé à la couleur comme événement, comme avènement et comme intensité à recouvrer, après-coup, une perception sensible du monde.

    Les peintures à l’encre de Claire Chesnier parviennent à une puissance d’élévation vers l’atmosphérique, dans leur abstraction visible, dans leur charge pigmentaire et leur liquidité matériologique. Leur verticalité réglée sur les proportions du corps bascule paradoxalement vers l’horizontalité d’un tremolo, striure de dégradé chromatique qui traverse les peintures de part en part. Deux axes se surimposent – celui du corps et celui d’une étendue de paysage – qui rendent impossible la reconstitution des étapes de la peinture. Plus fibreuses, plus corporelles et organiques que les œuvres exposées en 2020 à la galerie ETC, les peintures récentes sont des aubes levées sur l’abstraction, des ajours de lumière dont le spectre se déploie dans des gammes insaisissables. Pour chacun de ses tableaux, Claire Chesnier note dans un carnet à usage strictement personnel les valeurs colorées qui en constituent les strates3. Ainsi, le dessin annoté qui correspond au tableau 010921 mentionne, de bas en haut du croquis de la peinture, les couleurs suivantes : “indigo, indigo sombre violacé, anthracite rouge, magenta Sienne sombre, terre de Sienne/bordeaux, ocre sombre, Sienne/ocre rouge, vieil or jaune, argenté/or, gris bleu, blanc rose violacé perlé, blanc grisé,bleu perle, jaune vert d’eau, bleu vert d’eau pâle, blanc cyan de perle”. Plus de quinze couleurs, consignées dans une forme de synthèse qui jamais ne rend compte de la totalité, du glissement imperceptible des tons, du passage évanescent d’un blanc grisé vers un bleu perle. Et jamais cette liste, aussi précise soit-elle, ne pourra appréhender la puissance de captation que ces peintures possèdent sur la lumière ambiante. Il faut vivre avec un tel tableau pour en saisir la puissance de modulation, de l’aube au crépuscule, au gré des arythmies du temps qu’il fait et du temps qui passe. L’inscription calendaire est elle-même précisément donnée par les titres des peintures, 010921 indiquant le jour, le mois et l’année d’aboutissement du tableau. Les peintures de Claire Chesnier s’incarnent, se lient à la lumière du monde par leur versatilité chromatique, leur propension à faire naître de la persistance rétinienne, à fluctuer, à s’enfuir puis à apparaître, à se nimber. Tout se joue dans les recouvrements liquides successifs, dans la manière dont le papier noyé d’eau absorbe les dizaines de passages d’encres dont “les pigments s’amalgament, s’attirent ou se repoussent, se sédimentent comme les alluvions déposées par le ressac après une grande marée” comme le note Karim Ghaddab4. Claire Chesnier précise qu’il n’y a dans sa pratique qu’une abstraction après-coup ou malgré tout5. En d’autres termes, tout est affaire de geste, d’élan, d’un rapport à une matière fuyante qui déborde le geste, imbibe le papier et fait advenir une “profondeur légère de couleurs et de temps6”, un voile dans lequel on entre, à la fois absorbé et retenu à la lisière. Devant ces couleurs agencées telles un reflet d’eau, un derme crayeux, un moirage métallique, le regardeur est mis en demeure au sens le plus littéral du terme. La surface est la demeure du regard, invité à s’imprégner de ce qui, après la boue déliquescente du temps de la création, après l’assèchement des couleurs en mixtion, se révèle à lui dans une succession d’apparitions chromatiques subtiles, de phosphènes picturaux, de lents bouleversements accompagnés par les fluctuations de la lumière du jour. Alors, une abstraction peut-être, mais une abstraction qui ne nous décolle ni ne nous désengage du réel ou de la sensation, bien au contraire. Souvenons-nous de Giorgio Morandi déclarant : “Pour moi, rien n’est abstrait ; par ailleurs, je pense qu’il n’y a rien de plus surréel ni rien de plus abstrait que le réel.7” Le regard porté sur les peintures de Claire Chesnier, pour peu qu’il se laisse porter par la durée et la lumière, se laisse étreindre par le temps qui passe, par le corps de la peinture, finit par se confondre avec ce qu’est un regard : une révélation du monde et du sensible, une mise au point sans cesse réitérée, un aveuglement, une lucidité, une succession de clairvoyances, d’abandons, de pertes, de recouvrements – comme l’on dit parfois recouvrer la vue après une cécité passagère.

     

    Jean-Charles Vergne

     

    1- Claire Chesnier, « Constructing Liquid Veils: An Interview with Claire Chesnier by Matthew Hassell », New York Art Magazine, novembre 2013, repris sur le site Internet de l’artiste : https://www.clairechesnier.com/textes-texts/constructing-liquid-veils-an-interview-with-claire-chesnier-by-matthew-hassell. La traduction des propos de l’artiste est de l’auteur.

    2- « Dans l’œil des collectionneurs : Claire Chesnier », interview par Julie Perin, Alternatif-art, juin 2015, repris sur le site Internet de l’artiste :https://www.clairechesnier.com/textes-texts/dans-loeil-des-collectionneurs-claire-chesnier-interview-par-julie-perin

     

    www.frac-auvergne.fr/artiste/chesnier/

    Notice des oeuvres, collection FRAC Auvergne, août 2015

    © Jean-Charles Vergne

  • Claire Chesnier, 130319, Encre du papier, 172 x 133 cm, 2019
    Claire Chesnier, 130319, Encre du papier, 172 x 133 cm, 2019
    Claire Chesnier
    « LE CIEL EST UN FRACAS » 
     

    “[…] Les peintures de Claire Chesnier apparaissent comme voilées. Les nappes de couleurs qu’elles opposent à la vue – autant qu’elles les proposent – paraissent moins superficielles qu’habitées par une profondeur dans laquelle quelque chose semble contenu. Comme un brouillard qui empêche la perception d’un paysage, leurs densités semblent héberger des images et des configurations qui, pour n’être pas clairement perceptibles, n’en sont pas moins là, masquées, recouvertes, tremblantes au seuil. En cela, elles pourraient être antinomiques de la peinture, en tant qu’art de la surface et de la claire vision.[…]

    Le voile est présent dans l’iconographie de l’histoire de l’art depuis le topos du drapé jusqu’aux cérémonies d’inauguration publique de certaines œuvres en passant par les tapis et tentures, les draps d’honneur et les suaires… Mais ce sont encore là des voiles qui concentrent localement leur action : en une zone précise de l’image, l’image s’absente à elle-même. Elle se fonde, là, sur sa disparition ou sa négation partielle. Une faille dialectique s’ouvre, comme un effondrement situé de l’ordre général, faisant battre simultanément la continuité et la rupture au rythme des ondulations d’un abîme1 soulevé par le vent. Mais plus troublant encore est le voile total qui couvre toute l’image. Brume, pénombre, flou, vapeur opposent une fin de non- recevoir au regard, ou plutôt ils déroutent l’œil et l’orientent vers les qualités purement plastiques : texture, couleur, transparence, gestualité, etc.”

    “[…] La grande technicité que nécessite l’application de la couleur n’est jamais exhibée ni revendiquée par l’artiste. L’usage de l’encre sur papier ne tolère aucun repentir, et il faut entendre ce mot aussi dans sa dimension morale. Rien ne s’efface, pas plus les réussites que les échecs. Ce qui est fait est fait. Aucun rattrapage n’est possible. Quelque soit la direction prise par la couleur, il faudra faire avec, quitte à essayer de l’infléchir, mais toujours en prenant pleinement en charge ce qui est, jamais en le niant. Le geste et les procédures ne sauraient constituer un critère esthétique per se ; ils en sont la condition, mais aucunement la finalité ni l’argument. La réticence de Claire Chesnier pour expliquer par le détail sa façon de procéder, et plus encore pour en faire la démonstration, confine au secret d’atelier. Non qu’il s’agisse de garder jalousement des recettes de fabrication par crainte de se les voir dérober, mais plutôt de maintenir dans une zone de discrétion, comme en retrait, ce qui est à la fois fondateur et anecdotique. Ce mystère est gardé parce que le mystère ne se joue pas là. Il n’y a, dans ce travail, rien de démonstratif ni aucun culte de l’ésotérisme. La difficulté doit demeurer (et même devenir, par la maîtrise) inapparente et non être exhibée comme un tour de force.

    Rien n’apparaît jamais qui puisse ravaler cet œuvre à un commen- taire de l’actualité : nul slogan – consensuel ou provocateur –, nulle représentation de barques de migrants, nulle image de gilet jaune ou de Notre-Dame en flammes, seulement une levée de couleur, entre la lumière et la pénombre. En cela, pour des regards pressés et formatés, la peinture de Claire Chesnier peut apparaître déconnectée des « questionnements sur notre époque » qui sont convention- nellement exigés des artistes, mais c’est précisément ce mutisme apparent qui lui donne sa dimension authentiquement politique. Une peinture est le résultat de la somme de gestes et de décisions qui en fondent la justesse, donc la portée éthique.”

     

    Karim Ghaddab

     

    1- Claire Chesnier, « Constructing Liquid Veils: An Interview with Claire Chesnier by Matthew Hassell », New York Art Magazine, novembre 2013, repris sur le site Internet de l’artiste : https://www.clairechesnier.com/textes-texts/constructing-liquid-veils-an-interview-with-claire-chesnier-by-matthew-hassell. La traduction des propos de l’artiste est de l’auteur.

    2- « Dans l’œil des collectionneurs : Claire Chesnier », interview par Julie Perin, Alternatif-art, juin 2015, repris sur le site Internet de l’artiste :https://www.clairechesnier.com/textes-texts/dans-loeil-des-collectionneurs-claire-chesnier-interview-par-julie-perin

     

    www.frac-auvergne.fr/artiste/chesnier/

    Notice des oeuvres, collection FRAC Auvergne, août 2015

    © Karim Ghaddab

  • Charles Pollock

    Maurice Benhamou
    Vue de l'exposition, Charles Pollock, Octobre 2019, Galerie ETC
    Vue de l'exposition, Charles Pollock, Octobre 2019, Galerie ETC
    Charles Pollock
    Deux manières
     
    Charles et son frère Jackson Pollock, par des voies divergentes, participèrent avec passion à l'aventure de l'expressionnisme abstrait américain.
    Charles aîné de dix ans est en quelque sorte pour Jack un père de relais.
    Il lui donne le goût de l'art et l'accompagne sur ce chemin. 
    Le  père lui-même, fermier, un peu cow-boy (Charles, enfant, a connu Buffalo Bill) a laissé son empreinte. Jackson hérite du côté aventureux et poétique de cette mythologie ( Il prend la peinture au lasso; le geste est semblable; l'on pourrait gloser.), et Charles du côté  impavide, responsable et éthique.
    L'initiation et l'apprentissage durent jusque vers la fin des années 40, toute  une période où ils travaillent ensemble, usant des mêmes carnets et proches au point que les attributions sont parfois incertaines. Puis Jack prend son envol et construit son art tout seul, en s'opposant, comme il se doit, sur tous les points, façon de préserver les liens par la voie négative. ( "Je sais que je serai un jour un artiste ...mais je n'ai encore jamais démontré...  que j'avais en moi le potentiel pour y parvenir", a-t-il écrit à Charles en 1930).
    L'on rencontre, dans l'histoire de l'art, bien d'autres fratries de peintres, celle des Giacometti, celle des Duchamp. Mais celle des Pollock est quand même plus singulière par la radicalité des oppositions.
    Les deux œuvres semblent très éloignées et même antithétiques.
    Mais les antithèses demeurent toujours si proches de leur thèse en s'y opposant perpendiculairement que cela finit toujours  par la révélation de leur  mariage secret.
    Selon les catégories esthétiques de Nietzsche, Charles serait apollinien par sa recherche d'un certain classicisme, de la maîtrise et de la juste mesure en art, lequel art se caractérise, dionysiaque et romantique chez Jackson,  par la démesure et la  frénésie qui lui font "larguer les amarres" comme l'écrit le critique Caroli.
    Le plus grand bénéfice du dripping, dans le travail de Jack tient à l'affluence de l'espace qu'il permet. Tout le dehors à l'assaut de la toile. Certes la main  donne le rythme et le pied  montre le chemin mais la peinture est libre, le pinceau ne touche jamais la surface vers laquelle il lance l'univers.
    Charles, s'il ne cherche pas à recueillir tout l'écho du monde, n'a pourtant aucun désir de saturer de sa propre subjectivité le tableau.
    Jack reçoit tout. Charles négocie longuement. Pour lui, pas d'écho sans accord préalable. Écho, qui arrive de l'extérieur et accord qui vient de l'intérieur, s'équilibrent en sens inverse. Impersonnalité et quête de l'humain.
    Chez lui, la lumière, les couleurs n'affluent pas comme chez Gaugin qu'admire Jackson. Elles se plient à la nuance et à la densité des matières qui sont les lieux mêmes de la négociation.
    Accueillir l'espace comme le fait Jack, c'est se tourner tout entier vers la transcendance. Charles est tourné vers l'immanence. Cela implique une peinture plutôt de l'ex-tension chez le premier, de l'intension chez l'autre.    
    Jackson ne travaille pas sur un format préconçu. Au cours de l'action il pousse du pied le rouleau de toile. Il se donne de l'air. C'est la peinture elle-même qui décide du format. Il coupe après.
    Son all-over a le mérite de remettre en cause l'espace du tableau puisque le champ pictural apparaît comme une portion, un fragment d'un champ infini dans toutes les directions. Or l'infini ne peut pas produire de fragments. C'est donc l'infini que cette peinture "painterly" (gestuelle) convoque. Elle ne le présente pas, elle le constitue. Le tableau se contente de le faire affleurer par endroits.
    Charles, lui aussi, cherche l'infini. 
    Si ses procédures sont exactement opposées, la finalité est identique. Mais il se montre moins naïvement réaliste, plus abstrait en quelque sorte. Il entrouvre un espace de méditation qui est la suprême liberté. L'infini s'y manifeste comme expérience et non comme objet, corrélat d'un sujet. 
    La recherche d'intensité de Charles est proche de celle de Clifford Still bien que chez ce dernier l'arête des formes soit toujours fissurée, tailladée, déchiquetée, alors qu'elle est souvent chez Charles lentement absorbée. Déchirée certes, parfois, mais dans un tout autre registre (de composition non d'expression).  D'autre part le dynamisme du travail de Still qui cherche la fulgurance  se rapprocherait plutôt de celui de Jackson, face à l'énergie profonde de Charles qui se ressent sans apparaître. 
    Mais la recherche de la juste charge des champs colorés et celle des nuances leur est commune. 
    Commune aussi à Clifford et Charles l'illusion que l'œuvre n'est qu'un moment de l'inachevable alors que par exemple chez Rothko ou Barnett Newman, elle montre le totalité du champ.  
    Charles est très lié à l'école de New York et très proche de Rothko (Jack, par d'autres aspects, surtout le côté "à fleur de peau", est également proche de Rothko). Bien moins subjectif que lui néanmoins. Pourtant la série des Black et des Black and Grey est terriblement proche du Mural de Seagram. La même intimité, la même profondeur. Mais si chez Rothko c'est l'intimité de la chair et du sang, et une magnifique théâtralité de grand opéra, chez Charles c'est celle de la sensibilité  impersonnelle de la peinture. Il n'y a pas de récit.  Il n'y a que la peinture dans sa profondeur vertigineuse. C'est en cela qu'il est moins expressionniste que la plupart des peintres de cette école. D'une certaine manière il est si près de la peinture elle-même, que l'on devrait le regarder, (non pas formellement, bien sûr), comme on regarde Martin Barré. C'est alors que sa peinture pourra développer toute son immense richesse.  
    Les formes que suscitent les lignes chez Jack sont de nature élastiques. Formes de hasard, mouvantes, incertaines. Elles n'enferment aucun contenu. Lignes , taches et point ne sont formes que linéaires, maculaires et ponctuelles. 
    Elles  mettent en valeur la puissance individuelle de l'artiste, son autorité.  
    Charles appelle des formes plastiques, denses, qui oublient et font oublier leur créateur. Des formes absolues.
    Comment la parenté affleure-t-elle désormais ? Bien évidemment dans le fait que les deux créations se fondent, se structurent autour du problème de la forme. C'est là leur originalité commune.
    Que la forme chez Charles se présente toujours prépondérante, immobile et semblable à un support de méditation et chez Jack comme un flux, forme apparemment sans forme mais reconnaissable précisément à son caractère inchoatif, cela importe peu. Le lien passe  au-dessous, par la puissance créatrice de ce thème.
    Sous l'extension visible, l'intensité qui ne peut apparaître.
    Si les œuvres fraternisent c'est aussi sur le plan des intensités. Par exemple celle qui naît de la force différentielle entre deux chromatismes (violet et noir) chez Charles et celle chez Jack qui ajoute au différentiel entre le blanc, noir et rouge, une autre intensité entre l'immobilité du rouge et la violence convulsive des blancs et noirs .(Arabesque 13A 1948).
    En vérité c'est peut-être dans la radicalisation des deux artistes que la connivence apparaît.
    Ils se sont délibérément partagé le territoire de la peinture. 
    La consistance, la densité, la fixité, l'énergie ce que l'on pourrait appeler la "temporalité de la peinture", cela devient l'affaire de Charles.
    C'est la beauté que l'on respire lentement,  celle de la "Jeune fille à la perle" de VerMeer.
    La fluidité, l'étirement,  le dynamisme, le vertige c'est à dire "l'espace de la peinture", la part de Jackson .
    La temporalité plastique est pour Charles une durée. Jack ne connaît que le moment, l'immédiateté du mouvement et pour lui, comme pour les surréalistes qui l'inspirèrent, la beauté ne saurait être que convulsive et violente. Sans doute l'expressionnisme abstrait américain doit-il beaucoup à ce mouvement européen.
    Nous parlions de diégèse à propos du Seagram de Rothko, mais il y a aussi chez Jackson un récit très proche de celui jazz qu'il écoutait en peignant, qu'il dansait aussi. Non pas physiquement mais intérieurement. De cette danse le tableau est la trace. Pour la première fois une danse n'est pas éphémère.
    L'on peut s'interroger sur la finalité de l'effort étonnant de ces frères, l'un vers le ciel,  l'autre vers la terre, effort qui non seulement ne les sépare pas mais les rapprocherait plutôt. Ont-ils voulu donner à une peinture la chance de couvrir toute l'expérience humaine, se partageant l'ouvrage selon le caractère de chacun. Jack, hors du monde, visionnaire audacieux jusqu'à l'imprudence, Charles sensible à l'humanité souffrante, engagé dans les combats sociaux. Créant enfin à eux deux une peinture totale. Mais cette finalité fut-elle inconsciente, consciente ou simplement implicite et connivente ? Quelle importance?
    Une métaphore en dirait plus. Ils sont comme la pile et la face d'une pièce de monnaie.
    Valeur faciale d'échange sur la pile, valeur de garantie sur la face. 
    Le revers invite à la dépense et l'avers à l'économie. Un côté sauvage, un côté humain. L'agitation du monde , le bruit et la fureur  avec ses échos de jazz sur la pile, et sur la face, la contention et le silence.                                           
    Mais il s'agit de la même pièce.
    Une autre métaphore, celle du concept fait de deux composants de nature opposée,  l'extension et la compréhension (ou intension). Ces deux éléments varient selon une logique  positiviste où la variation du premier élément modifie en sens contraire le second. En l'occurrence le concept de peinture est entièrement incarné par ces deux œuvres bloquées au point le plus éloigné possible de leur variation sans mettre en danger d'explosion le concept. Jack va au bout de l'extension sans perdre toute intensité. Charles conserve, lui aussi un minimum d'extension qui ne varie plus guère. Le concept de peinture ne peut se constituer que par le coulissage de ces deux composants.
    La musique de jazz accompagne toujours le travail de Jack guide ses gestes et donne son rythme au tableau. Mais cette peinture libre, nomade, chaotique, cahotante et bruyante  (les yeux peuvent être un organe de l'ouïe et du toucher) serait-elle possible si elle ne se calait pas, fût-ce inconsciemment, contre le travail de son frère, sédentaire, lisse et silencieux ?
    Les formes linéales pourraient elles se déchaîner dans leur conquête de l'espace si n'étaient présentes, toutes proches, des formes non seulement immobiles mais aussi à leur place ? "La peinture à sa place " n'est pas comme on pourrait le croire l'attitude très répandue qui consiste à déplacer une forme pour voir où elle irait le mieux  ("ça le 
    fait"). Jugement de goût étranger à l'art.
    L'élément iconique peut se trouver à n'importe qu'elle place, la vraie création consiste à construire sa nécessité topologique par un très long travail sur les éléments intensifs inapparents la mise en valeur des moindres accidents de la forme, le calcul des charges, les rapports avec les nuances environnantes ... Travail  fondé sur un face à face infini, le plus souvent sans intervention. Martin Barré travaillait ainsi, ne parvenant pas, malgré un travail acharné  à produire plus de huit tableaux par an.
    Charles regardait aussi sans cesse le tableau et donnait à chaque élément une force vertigineuse.
    Jackson Pollock finissait son tableau dans la journée. Van Gogh également.
    Le rapprochement avec la peinture de Martin Barré est sans doute hasardeux. Mais il s'agit de renverser le regard porté sur la peinture de Charles Pollock. Elle ne souffre certes  pas d'un déficit face à l'œuvre de son frère. Bien au contraire. Dans le climat de tous les excès  expressionnistes, et  conscient des dangers  mortels qui la guettent, il se cale sur la peinture pure, excluant tout ce qui n'est pas elle, le récit implicite, le sujet, le mouvement, l'illusionnisme.
    Le mouvement dans l'art est toujours illusionniste. C'est la trace immobile du mouvement que nous obtenons. En quelque sorte une duperie. Mais entendons-nous cette duperie assumée a toujours été l'essentiel des moyens de l'art. Elle donne le génie de Van Gogh ou celui de Jackson. C'est l'une des deux manières de la peinture.
     
    Contre l'épanchement, l'expansion, l'extension, il y a la rétention, l'économie, l'art du peu et de la litote. Face à l'expression totale du sujet, il y a l'effacement de soi et la recherche de l'universalité. À la limite, Malévitch.
    Dans la situation actuelle, tout nous montre combien était fondée l'exigence du combat de Charles.
    Depuis toutes ces années l'on a toujours voulu taire son œuvre, moins au nom de l'expressionnisme qu'à celui des Ymagiers du moment (pop, postpop, street art) dont le travail a souvent  peu à voir avec la peinture, ou même sans doute avec l'art. 
    La référence à Martin Barré  est certes hasardeuse en apparence.  La référence que celui-ci faisait de son propre travail  à  l'art de Ver Meer ne l'est pas moins.  Mais cette référence dans les deux cas ne va pas plus loin qu'une quête de "la vérité en peinture" chère à Cézanne. Elle n'a rien à voir, il faut y insister pour prévenir les malentendus, avec une confrontation des œuvres.  
    "La peinture est un rapport à une surface plate et à ses limites. Tout ce qui sera peint y sera plat. À cette planéité s'ajoute  un caractère fondamental : l'immobilité. Le tableau doit toujours opposer sa fixité" dit Martin Barré.
    Il s'agit d'indiquer le second chemin. Certes pas la façon de marcher.
     
    Maurice Benhamou