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  • Stéphane Bordarier, Sans titre, Huile et colle sur toile, 203 x 178 cm, 2017, ©Nicolas Brasseur
    Stéphane Bordarier, Sans titre, Huile et colle sur toile, 203 x 178 cm, 2017, ©Nicolas Brasseur
    Stéphane Bordarier
    Peintures rares, peintures récentes
     
    Constatant la juxtaposition de tableaux récents, exécutés au cours des deux dernières années, et de tableaux anciens (datés de 2007, 2008, 2017), le visiteur pourrait croire à une sorte de mini rétrospective à l’échelle d’une galerie. Eh bien non, c’est de l’inverse qu’il s’agit, mais qui doit d’autant plus éveiller l’attention. Ajoutons que pour être limité en nombre d’œuvres, le projet n’en est pas moins audacieux.
    Alors que Stéphane Bordarier procède très souvent par séries, caractérisées par une couleur et un format — ainsi que le démontrent les tableaux récents exposés —, les trois tableaux anciens sont uniques, sans faux-jumeau ni descendance. Le titre de l’exposition l’annonce : ils sont « rares ». On les décrira ainsi par ordre chronologique : un losange terre de sienne dont trois des angles se perdent quelque part en dehors des bords de la toile, une forme ovoïde violette, légèrement étranglée sur la droite, et, le plus étonnant peut-être, quatre carrés irréguliers qui s’entrechoquent au centre de la toile. Que viennent faire ces tableaux insolites, avec leurs propositions néanmoins si nettes, si impérieuses, au milieu d’un ensemble où les formes, celles qui obstinément prétendent occuper la totalité de la toile, mais échouent, ou renoncent, ou dénoncent l’arbitraire du format, semblent par contraste plus incertaines qu’elles ne l’ont jamais été, avec leurs bords « déchiquetés », pour reprendre le qualificatif employé par l’artiste. Alors qu’un minimum de vocabulaire suffit à désigner les plus anciennes — le losange, la bulle, les quatre carrés —, on parlera plus volontiers, devant plusieurs des tableaux récents, de taches ou de nappes de couleurs, « indifférentes » au référent que constitue le format carré. Est-ce d’ailleurs la raison pour laquelle un tableau rectangulaire s’est glissé, comme un intrus, dans cet ensemble,?  
    Il y a quelques années, comme nous nous étions croisés dans un vernissage, Stéphane Bordarier m’avait offert un joli catalogue dont la couverture était de la même couleur sulfate de cuivre que certains des tableaux visibles ici. Rentrée chez moi, je l’avais feuilleté rapidement, et l’effet avait été celui d’un flip book ! À quelques exceptions près, un seul tableau était reproduit par page, et la reproduction réduisant les différences de format, il m’était apparu que l’artiste avait lancé dans l’espace conventionnel de la toile une masse colorée qui y cherchait sa place, palpitait, cognait un bord, l’autre bord, s’étalait, débordait, se rétractait, comme un organe battant dans sa cage trop étroite. Cette masse colorée venait vers moi, envahissante et pourtant distante. Offensive et impénétrable. En considérant son parcours, j’ai compris ce paradoxe.
    Ses premiers travaux, Bordarier les a exécutés à genoux, devant de grands papiers qu’il recouvrait d’un mélange de terre et d’œuf, l’étalant de ses deux mains simultanément. Le résultat était celui de deux masses sombres accolées. Un homme jeté dans le monde s’en saisissait à bras-le-corps et, littéralement le nez sur le sol, allait chercher à en dégager son espace de vie, un espace de lumière. Sa pratique aujourd’hui garde quelque chose de ce geste primitif. Il travaille toujours à plat, posant à peu près au centre de la toile vierge une masse qui n’est plus faite de terre mais d’un mélange de pigments dont il ne saurait pas encore apprécier les effets. Et il l’étire à l’aide d’une raclette en caoutchouc, et c’est alors seulement que la couleur se révèle à lui. Il s’est souvent exprimé là-dessus : il entreprend le tableau à l’aveugle, travaille vite, jusqu’à l’instant cézannien où « quand la couleur est à sa richesse, la forme est à sa plénitude ». Quand le peintre voit la couleur, c’est qu’il doit suspendre son geste. Il dit : « certaines couleurs poussent à une forme déchiquetée, d’autres au contraire à une forme fermée. » Ce principe de la peinture moderne, à savoir le dessin par la couleur, on peut dire que Stéphane Bordarier le parachève. Je ne connais personne qui réalise aussi étroitement la coïncidence de la surface, de la couleur, du geste, du dessin et même de la fabrication de la couleur, comme si la toile était en quelque sorte la palette où le peintre la cherchait, car cette couleur advient dans l’affleurement plus ou moins consenti de la teinte de la toile fraîchement encollée et dans le contrôle du geste. À cela s’ajoute que le peintre immergé, aveuglé, fait un avec sa toile. Il n’y a pas de reprise. Unité de temps et d’action.
    Or, n’est-ce pas de cette parfaite coïncidence que naît la sensation d’inaboutissement ? N’est-ce pas parce que le surgissement de la nappe colorée se confond avec l’écran de la toile sans en épouser les limites qu’elle peut à la fois happer et ravir le regard, et lui opposer son intégrité ? Le peintre le dit bien : il est le premier à se sentir « éjecté » lorsque la couleur est accomplie, et nous après lui, attirés par ces couleurs si pleines, et déroutés de les voir s’échapper, glisser, basculer d’une toile à l’autre, se soustraire au dessin, se dérober. Et cela d’autant plus que le peintre choisit de travailler des nuances chromatiques de façon à les maintenir dans une zone indécise : ces ocres, ces pourpres, ces violets, ces kakis qui semblent se contaminer, ces « sulfate de cuivre » travaillés par en-dessous par une préparation blanche de la toile et dont on ne saurait dire si ce sont des bleus ou des verts. Bordarier porte à son paroxysme la sensation que produit ce qu’on appelle « une couleur indéfinissable ».
    Alors, comment interpréter la présence de ces « tableaux rares » à côté des tableaux récents ? Comme la manifestation d’une acmé de la couleur qu’il faudrait obstinément chercher à atteindre de nouveau, avec d’autres moyens ? Ou qui au contraire ferait douter du bien fondé des efforts qui lui succèdent ? Ou est-ce que ça ne serait pas le riche déploiement de la couleur dans les autres ensembles qui signalerait une attente contenue dans ces trois tableaux  ? Leur potentiel ignoré ?  Une rétrospective permet de saisir la logique qui a conduit plus ou moins souterrainement une œuvre au fil du temps. « Peintures rares, peintures récentes » opère au contraire une contraction du temps qui en expose les contradictions. Dans tous les cas, la couleur est riche, la forme est à sa plénitude, et toutefois une fracture s’ouvre, laissant le peintre sur une rive, dessaisi, contraint de retourner, à l’aveugle, dans la couleur.
     
    Catherine Millet
  • Isométrie

    Elora Weill-Engerer
    Isométrie
    Mathieu Bonardet
    Isométrie 
     
    L’axiome selon lequel « deux droites parallèles se rejoignent à l’infini » induit que la non-rencontre se formule de manière positive, dotant l'inatteignable de la possibilité d’être perçu. C’est ce qu’avaient déjà compris les peintres du Quattrocento avec le point de fuite, point impossible qui indique l’infini vers lequel convergent les lignes de l’espace et qui remplace le fond d’or dans la figuration de l’illimité. Lorsque Mathieu Bonardet opère une translation de figure, les positions d’une même droite restent parallèles et les formes se jouxtent sans se toucher. La brèche infime qui les sépare engloutirait l’espace tout entier. C’est vers elle que convergent les lignes parallèles qui, selon l’image annoncée, se rencontrent à l’infini. Ces lignes peuvent aussi bien constituer des lignes magnétiques ou des flux d’énergie. En somme, ce sont des émanations. Elles partent du corps de l’artiste dans sa totalité car la main ne suffit pas à tracer une ligne droite. Pour ce faire, le mouvement doit suivre à son tour une translation : il part de l’épaule, dirigé par les yeux comme le javelot accompagné par son lanceur. Pour créer une ligne droite, il faut que cette même ligne remonte le haut du corps, que s’élève la colonne du dessin dans celui qui le fait. 
     
    En religion, la translation désigne aussi le déplacement d’un objet saint d’un lieu vers un autre. C’est-à-dire que la nature sacrée de la chose transforme la perception de la distance parcourue. Deux figures d’une même taille, constituées des mêmes matériaux et faites selon le même processus accusent d’autant plus le principe de déplacement ou de transformation que celui-ci est minime. À titre d’exemple, la série I/U : deux lignes de même taille, une courbe et une droite, disent des choses différentes et engendrent, par le même, des forces contraires. L’alliance de la droite et de la courbe crée une figure signifiante, sous la forme d’une formule ou d’un alphabet. Peut-on y voir le rapport de l’intensité (I) mesurée en ampères et de la tension (U) mesurée en volts ? Ou s’agit-il du signe de bénédiction du Christ qui, dans l’iconographie latine, dresse les deux premiers doigts de la main et replie les deux autres sur le pouce ? 
     
    Si l’infini est fixé comme lieu du rendez-vous, la date ne cesse d’être repoussée. Un temps lent dépasse les dimensions définies du dessin et du regard. Il s’agit d’un temps cyclique, aion, qui semble contenu dans le dédoublement isométrique des figures, répétées en parallèles ou en miroir. L’isométrie est une transformation géométrique qui conserve les distances du premier objet. En grec, « métria », désigne la mesure, mais aussi la juste mesure, celle qui s’accorde avec l’équilibre du corps et de l’esprit. Ici, il n’est donc pas tant question de mesures étalonnées que de correspondances, d’écarts et de forces. Rien ne se croise ; tout se courbe, s’attire, se repousse, comme deux fluides qui ne se mélangent pas. 
     
    On parle encore, à tort, de « mine de plomb » pour désigner le graphite, relativement léger, comme liant forcément celui-ci à la pesanteur. Le graphite serait-il plus soumis aux lois d’attraction et de gravitation que son poids réel ne laisserait à le penser ? Et si la quantité de graphite déposée se mesurait, ne dépasserait-elle pas assurément la surface du papier comme de l’exposition ? Selon cette même pensée d’une mesure porteuse d’illusions, la ligne droite n’est pas le chemin le plus court d’un point à l’autre. Les lignes tracées par Mathieu Bonardet vont et viennent sur le papier, vibrantes et mécaniques comme un souffle qui, bien que témoignant d’une vie, relève d’un automatisme. 
     
    Elora Weill-Engerer
  • Mudhoney

    Jean-Charles Vergne
    Claire Chesnier, 251220, Encre du papier, 155,5 x 134 cm, 2020
    Claire Chesnier, 251220, Encre du papier, 155,5 x 134 cm, 2020
    Claire Chensier
    « MUDHONEY » 
     

    Une peinture devrait se faire oublier pour resurgir inopinément, être allusive, impossible à mémoriser, résonante, chargée en rémanence : surgissements et enfouissements, alternance éprouvée des élans et des chutes, frayage des lumières venues sur la peinture et depuis son organicité, et toujours le risque de ne jamais parvenir à autre chose que de la boue. Claire Chesnier utilise l’encre pour ses peintures de grands formats dont les dimensions et la verticalité correspondent peu ou prou à celles de son corps. La surface de ses peintures sur papier est lisse, sans accident, précautionneusement circonscrite par ses bords, eux-mêmes contenus dans un cadre – rien ne demeure jamais du débord, rien ne laisse entrevoir le commencement ni la fin du geste. Le risque de la boue1 est celui de l’extinction de la couleur, submergée par elle-même et par les propriétés additives irréversibles des tons : submersion sans retour possible de la couleur par ses recouvrements liquides successifs, et pourtant, elle parvient à cet état limite improbable où le sublime advient aux abords de la déréliction.

    Une peinture n’est pas une image. Le rappeler peut sans doute apparaître superflu, mais la chose ne semble pas toujours d’une évidence acquise, pour les regardeurs comme pour ce qu’ils regardent parfois. La peinture doit être abordée à l’aune de sa capacité à déborder – voire à détruire – l’image qu’elle constitue, dans un double mouvement contraire et simultané d’imagement et de pulvérisation. En d’autre termes, une peinture doit se placer au seuil de son image, la surpasser pour la rendre plus prégnante et définitivement plus fragile, plus risquée, plus prompte à la fêlure, à l’effondrement comme s’effondrent sur elles-mêmes, sous leur propre gravité, les étoiles en fin de vie. Une peinture doit entrer en résistance contre sa propre extinction. Les peintures de Claire Chesnier détruisent les images dont elles pourraient possiblement être originelles, reposent au seuil du souvenir d’étendues, de cieux crépusculaires, de limites lumineuses indiscernables, de modulations atmosphériques dérivées en abstractions par l’abstraction même du processus de remémoration. Peindre sur le motif – ou d’après motif – c’est tout de même, avant tout et littéralement, trouver un motif pour peindre. Cela renvoie au détachement de la peinture vis-à-vis du monde, au motif du monde comme simple motif, comme simple argument de départ pour la peinture, et l’on peut indéfiniment gloser sur l’aube ou le crépuscule, sur la corruption des fleurs fanées et leur devenir boueux, il ne reste à la fin que la peinture, le motif de la peinture, la peinture pour motif.

    Une peinture ne devrait pas être narrative, ne devrait pas décrire le monde – elle ne serait alors qu’illustration alors que sa vocation ne peut être que du côté de la lustration, de l’aspersion du réel – dans le sens originel et rituel du mot lustration. La peinture répond, aussi, à une nécessité de luxation, de séparation et de déboîtement du monde, ne renvoyant au réel que par pure analogie, commodité ou prétexte. Cette analogie importe néanmoins car la peinture – aussi abstraite puisse- t-elle être (mais ne l’est-elle pas par essence ?) – doit pouvoir provoquer un renversement, se constituer en filtre polarisant sur le monde : ayant pris le monde comme témoin, elle opère une dérive du regard vers un assentiment accordé au réel. C’est ce que produisent les cieux maritimes embrasés de William Turner, les objets peints l’obstination d’une vie par Giorgio Morandi, les zoos et les animaux de Gilles Aillaud, les terrains de sport ou les paysages faibles de Raoul de Keyser, les étendues d’Etel Adnan apurées par la poésie… Ces peintures prennent le monde à témoin, le plient tel un origami dans l’espace pictural, le vident de toute narration et de toute emprise par les mots, pour finalement permettre au regard de redéployer un monde poétisé, amplifié, augmenté.

    La peinture offre au regard une rencontre imprévue et bouleversante avec la couleur. Rencontrer une couleur est un événement en soi – nous en avons tous fait l’expérience, fascinés par la pourpre crépusculaire d’un ciel, par le vert tendre d’une prairie ou par l’insaisissable modulation irisée d’un regard. Cet événement peut être sidérant dans son surgissement et l’on relira le passage de La Recherche du temps perdu dans lequel Marcel Proust décrit l’apoplexie de son personnage Bergotte,mortellement foudroyé en découvrant sur la Vue de Delft de Johannes Vermeer le minuscule détail d’un “petit pan de mur jaune”. L’événement se fait avènement, dans une éruption inattendue, dans un envahissement et une modification irréversibles de la réalité. La couleur, “lieu où notre cerveau et l’univers se rencontrent2” comme l’affirme Paul Cézanne, noue une bouleversante intimité avec le regard – intimité autant fondée sur l’harmonie que sur l’interférence, sur l’assentiment que sur la stridence d’une fracture. Pour William Turner, Giorgio Morandi, Gilles Aillaud, Raoul de Keyser, Etel Adnan, comme pour Claire Chesnier, il est évident que la pensée soit intriquée au sein même de la couleur. La couleur pense. Claire Chesnier a noué cette relation particulière, dans la manière dont ses œuvres procèdent d’une réduction du monde – au sens gastronomique du terme, comme on évoque la réduction d’un jus par évaporation vers une forme de quintessence –, dans la manière dont un assentiment est accordé à la couleur comme événement, comme avènement et comme intensité à recouvrer, après-coup, une perception sensible du monde.

    Les peintures à l’encre de Claire Chesnier parviennent à une puissance d’élévation vers l’atmosphérique, dans leur abstraction visible, dans leur charge pigmentaire et leur liquidité matériologique. Leur verticalité réglée sur les proportions du corps bascule paradoxalement vers l’horizontalité d’un tremolo, striure de dégradé chromatique qui traverse les peintures de part en part. Deux axes se surimposent – celui du corps et celui d’une étendue de paysage – qui rendent impossible la reconstitution des étapes de la peinture. Plus fibreuses, plus corporelles et organiques que les œuvres exposées en 2020 à la galerie ETC, les peintures récentes sont des aubes levées sur l’abstraction, des ajours de lumière dont le spectre se déploie dans des gammes insaisissables. Pour chacun de ses tableaux, Claire Chesnier note dans un carnet à usage strictement personnel les valeurs colorées qui en constituent les strates3. Ainsi, le dessin annoté qui correspond au tableau 010921 mentionne, de bas en haut du croquis de la peinture, les couleurs suivantes : “indigo, indigo sombre violacé, anthracite rouge, magenta Sienne sombre, terre de Sienne/bordeaux, ocre sombre, Sienne/ocre rouge, vieil or jaune, argenté/or, gris bleu, blanc rose violacé perlé, blanc grisé,bleu perle, jaune vert d’eau, bleu vert d’eau pâle, blanc cyan de perle”. Plus de quinze couleurs, consignées dans une forme de synthèse qui jamais ne rend compte de la totalité, du glissement imperceptible des tons, du passage évanescent d’un blanc grisé vers un bleu perle. Et jamais cette liste, aussi précise soit-elle, ne pourra appréhender la puissance de captation que ces peintures possèdent sur la lumière ambiante. Il faut vivre avec un tel tableau pour en saisir la puissance de modulation, de l’aube au crépuscule, au gré des arythmies du temps qu’il fait et du temps qui passe. L’inscription calendaire est elle-même précisément donnée par les titres des peintures, 010921 indiquant le jour, le mois et l’année d’aboutissement du tableau. Les peintures de Claire Chesnier s’incarnent, se lient à la lumière du monde par leur versatilité chromatique, leur propension à faire naître de la persistance rétinienne, à fluctuer, à s’enfuir puis à apparaître, à se nimber. Tout se joue dans les recouvrements liquides successifs, dans la manière dont le papier noyé d’eau absorbe les dizaines de passages d’encres dont “les pigments s’amalgament, s’attirent ou se repoussent, se sédimentent comme les alluvions déposées par le ressac après une grande marée” comme le note Karim Ghaddab4. Claire Chesnier précise qu’il n’y a dans sa pratique qu’une abstraction après-coup ou malgré tout5. En d’autres termes, tout est affaire de geste, d’élan, d’un rapport à une matière fuyante qui déborde le geste, imbibe le papier et fait advenir une “profondeur légère de couleurs et de temps6”, un voile dans lequel on entre, à la fois absorbé et retenu à la lisière. Devant ces couleurs agencées telles un reflet d’eau, un derme crayeux, un moirage métallique, le regardeur est mis en demeure au sens le plus littéral du terme. La surface est la demeure du regard, invité à s’imprégner de ce qui, après la boue déliquescente du temps de la création, après l’assèchement des couleurs en mixtion, se révèle à lui dans une succession d’apparitions chromatiques subtiles, de phosphènes picturaux, de lents bouleversements accompagnés par les fluctuations de la lumière du jour. Alors, une abstraction peut-être, mais une abstraction qui ne nous décolle ni ne nous désengage du réel ou de la sensation, bien au contraire. Souvenons-nous de Giorgio Morandi déclarant : “Pour moi, rien n’est abstrait ; par ailleurs, je pense qu’il n’y a rien de plus surréel ni rien de plus abstrait que le réel.7” Le regard porté sur les peintures de Claire Chesnier, pour peu qu’il se laisse porter par la durée et la lumière, se laisse étreindre par le temps qui passe, par le corps de la peinture, finit par se confondre avec ce qu’est un regard : une révélation du monde et du sensible, une mise au point sans cesse réitérée, un aveuglement, une lucidité, une succession de clairvoyances, d’abandons, de pertes, de recouvrements – comme l’on dit parfois recouvrer la vue après une cécité passagère.

     

    Jean-Charles Vergne

     

    1- Claire Chesnier, « Constructing Liquid Veils: An Interview with Claire Chesnier by Matthew Hassell », New York Art Magazine, novembre 2013, repris sur le site Internet de l’artiste : https://www.clairechesnier.com/textes-texts/constructing-liquid-veils-an-interview-with-claire-chesnier-by-matthew-hassell. La traduction des propos de l’artiste est de l’auteur.

    2- « Dans l’œil des collectionneurs : Claire Chesnier », interview par Julie Perin, Alternatif-art, juin 2015, repris sur le site Internet de l’artiste :https://www.clairechesnier.com/textes-texts/dans-loeil-des-collectionneurs-claire-chesnier-interview-par-julie-perin

     

    www.frac-auvergne.fr/artiste/chesnier/

    Notice des oeuvres, collection FRAC Auvergne, août 2015

    © Jean-Charles Vergne

  • Claire Chesnier, 130319, Encre du papier, 172 x 133 cm, 2019
    Claire Chesnier, 130319, Encre du papier, 172 x 133 cm, 2019
    Claire Chesnier
    « LE CIEL EST UN FRACAS » 
     

    “[…] Les peintures de Claire Chesnier apparaissent comme voilées. Les nappes de couleurs qu’elles opposent à la vue – autant qu’elles les proposent – paraissent moins superficielles qu’habitées par une profondeur dans laquelle quelque chose semble contenu. Comme un brouillard qui empêche la perception d’un paysage, leurs densités semblent héberger des images et des configurations qui, pour n’être pas clairement perceptibles, n’en sont pas moins là, masquées, recouvertes, tremblantes au seuil. En cela, elles pourraient être antinomiques de la peinture, en tant qu’art de la surface et de la claire vision.[…]

    Le voile est présent dans l’iconographie de l’histoire de l’art depuis le topos du drapé jusqu’aux cérémonies d’inauguration publique de certaines œuvres en passant par les tapis et tentures, les draps d’honneur et les suaires… Mais ce sont encore là des voiles qui concentrent localement leur action : en une zone précise de l’image, l’image s’absente à elle-même. Elle se fonde, là, sur sa disparition ou sa négation partielle. Une faille dialectique s’ouvre, comme un effondrement situé de l’ordre général, faisant battre simultanément la continuité et la rupture au rythme des ondulations d’un abîme1 soulevé par le vent. Mais plus troublant encore est le voile total qui couvre toute l’image. Brume, pénombre, flou, vapeur opposent une fin de non- recevoir au regard, ou plutôt ils déroutent l’œil et l’orientent vers les qualités purement plastiques : texture, couleur, transparence, gestualité, etc.”

    “[…] La grande technicité que nécessite l’application de la couleur n’est jamais exhibée ni revendiquée par l’artiste. L’usage de l’encre sur papier ne tolère aucun repentir, et il faut entendre ce mot aussi dans sa dimension morale. Rien ne s’efface, pas plus les réussites que les échecs. Ce qui est fait est fait. Aucun rattrapage n’est possible. Quelque soit la direction prise par la couleur, il faudra faire avec, quitte à essayer de l’infléchir, mais toujours en prenant pleinement en charge ce qui est, jamais en le niant. Le geste et les procédures ne sauraient constituer un critère esthétique per se ; ils en sont la condition, mais aucunement la finalité ni l’argument. La réticence de Claire Chesnier pour expliquer par le détail sa façon de procéder, et plus encore pour en faire la démonstration, confine au secret d’atelier. Non qu’il s’agisse de garder jalousement des recettes de fabrication par crainte de se les voir dérober, mais plutôt de maintenir dans une zone de discrétion, comme en retrait, ce qui est à la fois fondateur et anecdotique. Ce mystère est gardé parce que le mystère ne se joue pas là. Il n’y a, dans ce travail, rien de démonstratif ni aucun culte de l’ésotérisme. La difficulté doit demeurer (et même devenir, par la maîtrise) inapparente et non être exhibée comme un tour de force.

    Rien n’apparaît jamais qui puisse ravaler cet œuvre à un commen- taire de l’actualité : nul slogan – consensuel ou provocateur –, nulle représentation de barques de migrants, nulle image de gilet jaune ou de Notre-Dame en flammes, seulement une levée de couleur, entre la lumière et la pénombre. En cela, pour des regards pressés et formatés, la peinture de Claire Chesnier peut apparaître déconnectée des « questionnements sur notre époque » qui sont convention- nellement exigés des artistes, mais c’est précisément ce mutisme apparent qui lui donne sa dimension authentiquement politique. Une peinture est le résultat de la somme de gestes et de décisions qui en fondent la justesse, donc la portée éthique.”

     

    Karim Ghaddab

     

    1- Claire Chesnier, « Constructing Liquid Veils: An Interview with Claire Chesnier by Matthew Hassell », New York Art Magazine, novembre 2013, repris sur le site Internet de l’artiste : https://www.clairechesnier.com/textes-texts/constructing-liquid-veils-an-interview-with-claire-chesnier-by-matthew-hassell. La traduction des propos de l’artiste est de l’auteur.

    2- « Dans l’œil des collectionneurs : Claire Chesnier », interview par Julie Perin, Alternatif-art, juin 2015, repris sur le site Internet de l’artiste :https://www.clairechesnier.com/textes-texts/dans-loeil-des-collectionneurs-claire-chesnier-interview-par-julie-perin

     

    www.frac-auvergne.fr/artiste/chesnier/

    Notice des oeuvres, collection FRAC Auvergne, août 2015

    © Karim Ghaddab

  • Charles Pollock

    Maurice Benhamou
    Vue de l'exposition, Charles Pollock, Octobre 2019, Galerie ETC
    Vue de l'exposition, Charles Pollock, Octobre 2019, Galerie ETC
    Charles Pollock
    Deux manières
     
    Charles et son frère Jackson Pollock, par des voies divergentes, participèrent avec passion à l'aventure de l'expressionnisme abstrait américain.
    Charles aîné de dix ans est en quelque sorte pour Jack un père de relais.
    Il lui donne le goût de l'art et l'accompagne sur ce chemin. 
    Le  père lui-même, fermier, un peu cow-boy (Charles, enfant, a connu Buffalo Bill) a laissé son empreinte. Jackson hérite du côté aventureux et poétique de cette mythologie ( Il prend la peinture au lasso; le geste est semblable; l'on pourrait gloser.), et Charles du côté  impavide, responsable et éthique.
    L'initiation et l'apprentissage durent jusque vers la fin des années 40, toute  une période où ils travaillent ensemble, usant des mêmes carnets et proches au point que les attributions sont parfois incertaines. Puis Jack prend son envol et construit son art tout seul, en s'opposant, comme il se doit, sur tous les points, façon de préserver les liens par la voie négative. ( "Je sais que je serai un jour un artiste ...mais je n'ai encore jamais démontré...  que j'avais en moi le potentiel pour y parvenir", a-t-il écrit à Charles en 1930).
    L'on rencontre, dans l'histoire de l'art, bien d'autres fratries de peintres, celle des Giacometti, celle des Duchamp. Mais celle des Pollock est quand même plus singulière par la radicalité des oppositions.
    Les deux œuvres semblent très éloignées et même antithétiques.
    Mais les antithèses demeurent toujours si proches de leur thèse en s'y opposant perpendiculairement que cela finit toujours  par la révélation de leur  mariage secret.
    Selon les catégories esthétiques de Nietzsche, Charles serait apollinien par sa recherche d'un certain classicisme, de la maîtrise et de la juste mesure en art, lequel art se caractérise, dionysiaque et romantique chez Jackson,  par la démesure et la  frénésie qui lui font "larguer les amarres" comme l'écrit le critique Caroli.
    Le plus grand bénéfice du dripping, dans le travail de Jack tient à l'affluence de l'espace qu'il permet. Tout le dehors à l'assaut de la toile. Certes la main  donne le rythme et le pied  montre le chemin mais la peinture est libre, le pinceau ne touche jamais la surface vers laquelle il lance l'univers.
    Charles, s'il ne cherche pas à recueillir tout l'écho du monde, n'a pourtant aucun désir de saturer de sa propre subjectivité le tableau.
    Jack reçoit tout. Charles négocie longuement. Pour lui, pas d'écho sans accord préalable. Écho, qui arrive de l'extérieur et accord qui vient de l'intérieur, s'équilibrent en sens inverse. Impersonnalité et quête de l'humain.
    Chez lui, la lumière, les couleurs n'affluent pas comme chez Gaugin qu'admire Jackson. Elles se plient à la nuance et à la densité des matières qui sont les lieux mêmes de la négociation.
    Accueillir l'espace comme le fait Jack, c'est se tourner tout entier vers la transcendance. Charles est tourné vers l'immanence. Cela implique une peinture plutôt de l'ex-tension chez le premier, de l'intension chez l'autre.    
    Jackson ne travaille pas sur un format préconçu. Au cours de l'action il pousse du pied le rouleau de toile. Il se donne de l'air. C'est la peinture elle-même qui décide du format. Il coupe après.
    Son all-over a le mérite de remettre en cause l'espace du tableau puisque le champ pictural apparaît comme une portion, un fragment d'un champ infini dans toutes les directions. Or l'infini ne peut pas produire de fragments. C'est donc l'infini que cette peinture "painterly" (gestuelle) convoque. Elle ne le présente pas, elle le constitue. Le tableau se contente de le faire affleurer par endroits.
    Charles, lui aussi, cherche l'infini. 
    Si ses procédures sont exactement opposées, la finalité est identique. Mais il se montre moins naïvement réaliste, plus abstrait en quelque sorte. Il entrouvre un espace de méditation qui est la suprême liberté. L'infini s'y manifeste comme expérience et non comme objet, corrélat d'un sujet. 
    La recherche d'intensité de Charles est proche de celle de Clifford Still bien que chez ce dernier l'arête des formes soit toujours fissurée, tailladée, déchiquetée, alors qu'elle est souvent chez Charles lentement absorbée. Déchirée certes, parfois, mais dans un tout autre registre (de composition non d'expression).  D'autre part le dynamisme du travail de Still qui cherche la fulgurance  se rapprocherait plutôt de celui de Jackson, face à l'énergie profonde de Charles qui se ressent sans apparaître. 
    Mais la recherche de la juste charge des champs colorés et celle des nuances leur est commune. 
    Commune aussi à Clifford et Charles l'illusion que l'œuvre n'est qu'un moment de l'inachevable alors que par exemple chez Rothko ou Barnett Newman, elle montre le totalité du champ.  
    Charles est très lié à l'école de New York et très proche de Rothko (Jack, par d'autres aspects, surtout le côté "à fleur de peau", est également proche de Rothko). Bien moins subjectif que lui néanmoins. Pourtant la série des Black et des Black and Grey est terriblement proche du Mural de Seagram. La même intimité, la même profondeur. Mais si chez Rothko c'est l'intimité de la chair et du sang, et une magnifique théâtralité de grand opéra, chez Charles c'est celle de la sensibilité  impersonnelle de la peinture. Il n'y a pas de récit.  Il n'y a que la peinture dans sa profondeur vertigineuse. C'est en cela qu'il est moins expressionniste que la plupart des peintres de cette école. D'une certaine manière il est si près de la peinture elle-même, que l'on devrait le regarder, (non pas formellement, bien sûr), comme on regarde Martin Barré. C'est alors que sa peinture pourra développer toute son immense richesse.  
    Les formes que suscitent les lignes chez Jack sont de nature élastiques. Formes de hasard, mouvantes, incertaines. Elles n'enferment aucun contenu. Lignes , taches et point ne sont formes que linéaires, maculaires et ponctuelles. 
    Elles  mettent en valeur la puissance individuelle de l'artiste, son autorité.  
    Charles appelle des formes plastiques, denses, qui oublient et font oublier leur créateur. Des formes absolues.
    Comment la parenté affleure-t-elle désormais ? Bien évidemment dans le fait que les deux créations se fondent, se structurent autour du problème de la forme. C'est là leur originalité commune.
    Que la forme chez Charles se présente toujours prépondérante, immobile et semblable à un support de méditation et chez Jack comme un flux, forme apparemment sans forme mais reconnaissable précisément à son caractère inchoatif, cela importe peu. Le lien passe  au-dessous, par la puissance créatrice de ce thème.
    Sous l'extension visible, l'intensité qui ne peut apparaître.
    Si les œuvres fraternisent c'est aussi sur le plan des intensités. Par exemple celle qui naît de la force différentielle entre deux chromatismes (violet et noir) chez Charles et celle chez Jack qui ajoute au différentiel entre le blanc, noir et rouge, une autre intensité entre l'immobilité du rouge et la violence convulsive des blancs et noirs .(Arabesque 13A 1948).
    En vérité c'est peut-être dans la radicalisation des deux artistes que la connivence apparaît.
    Ils se sont délibérément partagé le territoire de la peinture. 
    La consistance, la densité, la fixité, l'énergie ce que l'on pourrait appeler la "temporalité de la peinture", cela devient l'affaire de Charles.
    C'est la beauté que l'on respire lentement,  celle de la "Jeune fille à la perle" de VerMeer.
    La fluidité, l'étirement,  le dynamisme, le vertige c'est à dire "l'espace de la peinture", la part de Jackson .
    La temporalité plastique est pour Charles une durée. Jack ne connaît que le moment, l'immédiateté du mouvement et pour lui, comme pour les surréalistes qui l'inspirèrent, la beauté ne saurait être que convulsive et violente. Sans doute l'expressionnisme abstrait américain doit-il beaucoup à ce mouvement européen.
    Nous parlions de diégèse à propos du Seagram de Rothko, mais il y a aussi chez Jackson un récit très proche de celui jazz qu'il écoutait en peignant, qu'il dansait aussi. Non pas physiquement mais intérieurement. De cette danse le tableau est la trace. Pour la première fois une danse n'est pas éphémère.
    L'on peut s'interroger sur la finalité de l'effort étonnant de ces frères, l'un vers le ciel,  l'autre vers la terre, effort qui non seulement ne les sépare pas mais les rapprocherait plutôt. Ont-ils voulu donner à une peinture la chance de couvrir toute l'expérience humaine, se partageant l'ouvrage selon le caractère de chacun. Jack, hors du monde, visionnaire audacieux jusqu'à l'imprudence, Charles sensible à l'humanité souffrante, engagé dans les combats sociaux. Créant enfin à eux deux une peinture totale. Mais cette finalité fut-elle inconsciente, consciente ou simplement implicite et connivente ? Quelle importance?
    Une métaphore en dirait plus. Ils sont comme la pile et la face d'une pièce de monnaie.
    Valeur faciale d'échange sur la pile, valeur de garantie sur la face. 
    Le revers invite à la dépense et l'avers à l'économie. Un côté sauvage, un côté humain. L'agitation du monde , le bruit et la fureur  avec ses échos de jazz sur la pile, et sur la face, la contention et le silence.                                           
    Mais il s'agit de la même pièce.
    Une autre métaphore, celle du concept fait de deux composants de nature opposée,  l'extension et la compréhension (ou intension). Ces deux éléments varient selon une logique  positiviste où la variation du premier élément modifie en sens contraire le second. En l'occurrence le concept de peinture est entièrement incarné par ces deux œuvres bloquées au point le plus éloigné possible de leur variation sans mettre en danger d'explosion le concept. Jack va au bout de l'extension sans perdre toute intensité. Charles conserve, lui aussi un minimum d'extension qui ne varie plus guère. Le concept de peinture ne peut se constituer que par le coulissage de ces deux composants.
    La musique de jazz accompagne toujours le travail de Jack guide ses gestes et donne son rythme au tableau. Mais cette peinture libre, nomade, chaotique, cahotante et bruyante  (les yeux peuvent être un organe de l'ouïe et du toucher) serait-elle possible si elle ne se calait pas, fût-ce inconsciemment, contre le travail de son frère, sédentaire, lisse et silencieux ?
    Les formes linéales pourraient elles se déchaîner dans leur conquête de l'espace si n'étaient présentes, toutes proches, des formes non seulement immobiles mais aussi à leur place ? "La peinture à sa place " n'est pas comme on pourrait le croire l'attitude très répandue qui consiste à déplacer une forme pour voir où elle irait le mieux  ("ça le 
    fait"). Jugement de goût étranger à l'art.
    L'élément iconique peut se trouver à n'importe qu'elle place, la vraie création consiste à construire sa nécessité topologique par un très long travail sur les éléments intensifs inapparents la mise en valeur des moindres accidents de la forme, le calcul des charges, les rapports avec les nuances environnantes ... Travail  fondé sur un face à face infini, le plus souvent sans intervention. Martin Barré travaillait ainsi, ne parvenant pas, malgré un travail acharné  à produire plus de huit tableaux par an.
    Charles regardait aussi sans cesse le tableau et donnait à chaque élément une force vertigineuse.
    Jackson Pollock finissait son tableau dans la journée. Van Gogh également.
    Le rapprochement avec la peinture de Martin Barré est sans doute hasardeux. Mais il s'agit de renverser le regard porté sur la peinture de Charles Pollock. Elle ne souffre certes  pas d'un déficit face à l'œuvre de son frère. Bien au contraire. Dans le climat de tous les excès  expressionnistes, et  conscient des dangers  mortels qui la guettent, il se cale sur la peinture pure, excluant tout ce qui n'est pas elle, le récit implicite, le sujet, le mouvement, l'illusionnisme.
    Le mouvement dans l'art est toujours illusionniste. C'est la trace immobile du mouvement que nous obtenons. En quelque sorte une duperie. Mais entendons-nous cette duperie assumée a toujours été l'essentiel des moyens de l'art. Elle donne le génie de Van Gogh ou celui de Jackson. C'est l'une des deux manières de la peinture.
     
    Contre l'épanchement, l'expansion, l'extension, il y a la rétention, l'économie, l'art du peu et de la litote. Face à l'expression totale du sujet, il y a l'effacement de soi et la recherche de l'universalité. À la limite, Malévitch.
    Dans la situation actuelle, tout nous montre combien était fondée l'exigence du combat de Charles.
    Depuis toutes ces années l'on a toujours voulu taire son œuvre, moins au nom de l'expressionnisme qu'à celui des Ymagiers du moment (pop, postpop, street art) dont le travail a souvent  peu à voir avec la peinture, ou même sans doute avec l'art. 
    La référence à Martin Barré  est certes hasardeuse en apparence.  La référence que celui-ci faisait de son propre travail  à  l'art de Ver Meer ne l'est pas moins.  Mais cette référence dans les deux cas ne va pas plus loin qu'une quête de "la vérité en peinture" chère à Cézanne. Elle n'a rien à voir, il faut y insister pour prévenir les malentendus, avec une confrontation des œuvres.  
    "La peinture est un rapport à une surface plate et à ses limites. Tout ce qui sera peint y sera plat. À cette planéité s'ajoute  un caractère fondamental : l'immobilité. Le tableau doit toujours opposer sa fixité" dit Martin Barré.
    Il s'agit d'indiquer le second chemin. Certes pas la façon de marcher.
     
    Maurice Benhamou