« Tout problème en un certain sens en est un d’emploi du temps », Georges Bataille,
Méthode et méditation, 1947.
Contrairement au texte, qui est lu selon l'ordre de succession dans lequel il a été conçu,
l’oeuvre en deux dimensions s’insère dans un cadre délimité dans l'espace et sur un support plan. À la différence du premier, l’oeuvre en deux dimensions est fondée sur la simultanéité et pose, de fait, la question de la représentation du temps. Selon les théoriciens de la Renaissance, « la peinture est une poésie muette » : les tableaux ne parlent pas puisqu’ils figent l’action dans un instant unique. Or, c’est peut-être, précisément, dans un renversement de cet aphorisme que se situe le travail de Claude Chaussard : le silence est une poésie qui montre.
Il n’est pas anodin de voir dans la pratique de Claude Chaussard un lien direct avec le son.
Dans son introduction à Point-ligne-plan, Kandinsky écrit que c’est la musique « qui jusqu’à aujourd’hui permettait seule des oeuvres abstraites ». Pour lui, comme pour plusieurs artistes des premières et des secondes avant-gardes (Kupka, Delaunay, Rauschenberg), l’art abstrait est l’art du temps, et c’est la raison pour laquelle ces tenants de l’abstraction puisent leur source dans le son ou son absence qui est, par excellence, l’art de l’immatérialité et le véhicule de la vie spirituelle. Leur souhait commun de créer une oeuvre picturale poly- ou a-phonique se traduit plastiquement par la négation des notions de haut, de bas, de premier ou de second plan. En somme, il n’y a plus de sens de lecture sur la toile : on ne sait où elle commence et où elle se termine. Claude Chaussard ne se cache pas d’être habité par ces enjeux de définition : quel est le dernier point de Seurat ? Le concert ne commence-t-il pas quand le pianiste effleure les touches avant de jouer ? Ces éléments relèvent de ce que Duchamp nomme « inframince ». Or, l’inframince de Duchamp n’est pas un nom mais un adjectif. C’est une modalité ou une déclinaison et non une chose en soi. Comparer la pratique de Claude Chaussard à une forme musicale revient à y percevoir l’importance des rapports et des déviations. On peut parler d’une approche « agogique », terme qui désigne les légères modifications de rythme apportées dans l’interprétation d’un morceau : césure rythmique, accélération, ralentissement (Chants de Mars 2020). Dans les Lignes, le claquement du cordeau de carrier donne à la peinture une dimension foncièrement sonore, et, dans le même temps, confère à la musique une masse plastique.
L’artiste parvient à contourner la difficulté de la limite spartiate du tableau en travaillant par séries et ensembles, plutôt qu'en se conformant à la tradition de l'oeuvre unique et de l'objet auratique défini par Benjamin. Il en va d’une unité organique de l’oeuvre, comme apparence qui nie sa « fabrication ». Adepte de la pointe d'argent et des huiles dépigmentées, Claude Chaussard laisse travailler la lumière et toutes les haleines du temps sur l’oeuvre ; si bien que l’oeuvre, elle-même, travaille, à l’insu de l’artiste, comme un organisme passant naturellement par les étapes de la vie. Il ne s'agit pas d'une représentation de la réalité mais d'une autoreprésentation de ses matériaux et des données constitutives à sa vie : le temps et l'espace. Pas une expérience de l'autorité de l'artiste, donc, mais une expérience de soi.
À travers ses différentes séries, Claude Chaussard traduit littéralement l’origine du trait (tractus, « tirer »), et, quelque part, de la vue. Dans ses Dessins d'approche (1981), la gouache et la craie sont raclées à la spatule et créent un phénomène de vibration sur le papier, comme des interférences ou des ondes dont l’artiste se fait le simple transcripteur. Ce frémissement se retrouve dans les Émergences-Résurgences (1988) où la superposition des lignes d'huile avec l'acrylique blanche poncée engendre une réaction chimique toujours différente. L'huile saigne. Chez Claude Chaussard, le trait tend manifestement à son émancipation par des stratégies de déplacement, de mouvement ou de disparition. Le corpus, en général, semble extrait d’une iconologie de la rétine. Durant l’Antiquité, la théorie extramissionniste (Euclide, Ptolémée) défend l’idée que la vue est provoquée par le contact entre des rayons lumineux partant de l’oeil et l’objet. Le bâton de l’aveugle trace lui aussi plusieurs lignes, à tâtons, pour voir. La rétine, enfin, est elle-même constituée de « bâtonnets », qui, à la différence des cônes, sont les cellules photoréceptrices permettant une vision nocturne et à faible luminosité.
Elora Weill-Engerer