L’axiome selon lequel « deux droites parallèles se rejoignent à l’infini » induit que la non-rencontre se formule de manière positive, dotant l'inatteignable de la possibilité d’être perçu. C’est ce qu’avaient déjà compris les peintres du Quattrocento avec le point de fuite, point impossible qui indique l’infini vers lequel convergent les lignes de l’espace et qui remplace le fond d’or dans la figuration de l’illimité. Lorsque Mathieu Bonardet opère une translation de figure, les positions d’une même droite restent parallèles et les formes se jouxtent sans se toucher. La brèche infime qui les sépare engloutirait l’espace tout entier. C’est vers elle que convergent les lignes parallèles qui, selon l’image annoncée, se rencontrent à l’infini. Ces lignes peuvent aussi bien constituer des lignes magnétiques ou des flux d’énergie. En somme, ce sont des émanations. Elles partent du corps de l’artiste dans sa totalité car la main ne suffit pas à tracer une ligne droite. Pour ce faire, le mouvement doit suivre à son tour une translation : il part de l’épaule, dirigé par les yeux comme le javelot accompagné par son lanceur. Pour créer une ligne droite, il faut que cette même ligne remonte le haut du corps, que s’élève la colonne du dessin dans celui qui le fait.
En religion, la translation désigne aussi le déplacement d’un objet saint d’un lieu vers un autre. C’est-à-dire que la nature sacrée de la chose transforme la perception de la distance parcourue. Deux figures d’une même taille, constituées des mêmes matériaux et faites selon le même processus accusent d’autant plus le principe de déplacement ou de transformation que celui-ci est minime. À titre d’exemple, la série I/U : deux lignes de même taille, une courbe et une droite, disent des choses différentes et engendrent, par le même, des forces contraires. L’alliance de la droite et de la courbe crée une figure signifiante, sous la forme d’une formule ou d’un alphabet. Peut-on y voir le rapport de l’intensité (I) mesurée en ampères et de la tension (U) mesurée en volts ? Ou s’agit-il du signe de bénédiction du Christ qui, dans l’iconographie latine, dresse les deux premiers doigts de la main et replie les deux autres sur le pouce ?
Si l’infini est fixé comme lieu du rendez-vous, la date ne cesse d’être repoussée. Un temps lent dépasse les dimensions définies du dessin et du regard. Il s’agit d’un temps cyclique, aion, qui semble contenu dans le dédoublement isométrique des figures, répétées en parallèles ou en miroir. L’isométrie est une transformation géométrique qui conserve les distances du premier objet. En grec, « métria », désigne la mesure, mais aussi la juste mesure, celle qui s’accorde avec l’équilibre du corps et de l’esprit. Ici, il n’est donc pas tant question de mesures étalonnées que de correspondances, d’écarts et de forces. Rien ne se croise ; tout se courbe, s’attire, se repousse, comme deux fluides qui ne se mélangent pas.
On parle encore, à tort, de « mine de plomb » pour désigner le graphite, relativement léger, comme liant forcément celui-ci à la pesanteur. Le graphite serait-il plus soumis aux lois d’attraction et de gravitation que son poids réel ne laisserait à le penser ? Et si la quantité de graphite déposée se mesurait, ne dépasserait-elle pas assurément la surface du papier comme de l’exposition ? Selon cette même pensée d’une mesure porteuse d’illusions, la ligne droite n’est pas le chemin le plus court d’un point à l’autre. Les lignes tracées par Mathieu Bonardet vont et viennent sur le papier, vibrantes et mécaniques comme un souffle qui, bien que témoignant d’une vie, relève d’un automatisme.
Elora Weill-Engerer