attardées, celles qui seraient présentées dans cette exposition, et quelques autres. J’ai lâché le mot : politique. Cela me semblait pourtant évident. Que tout ne parlait que de cela. Dès le titre, d’ailleurs – Faire bloc. Mais il est resté en l’air, ce mot. Quelque part entre elle et moi, acquérant une certaine épaisseur, déplaçant l’air autour de nous, quelques poussières avec, dans la lumière de la fenêtre. Je n’ai plus vu que lui pendant quelques secondes qui me parurent une éternité, et puis, d’un seul coup, je n’ai plus su le déchiffrer.
À mon bureau, plus tard, j’ai vaguement rêvassé en coloriant méthodiquement les petits carreaux de mon cahier à spirale. Sur chaque page, une nouvelle suite de motifs s’organisant autour des notes griffonnées là, pendant notre rencontre à l’atelier. Je ne les relisais que distraitement, davantage concentrée sur les intersections des lignes. Il avait été question d’écriture, de peinture, de photocopie, de planéité, de surface, de caviardage, de déconstruction, de recouvrement, de spatialisation du langage, de saturation des signes, du visible et du lisible – à moins que ce ne soit l’inverse ? – de copie et d’original, de différence et de répétition1 , de disparition et de transmission, d’un voyage en Inde dont elle n’avait mesuré l’importance que des années plus tard, de gestes et de machines, des objets, de leur condition, leur production, leur conservation, de notre obsession partagée pour l’étymologie, de celle qui unit les mots « texte » et « tissu »2 , de la matérialité des mots, précisément, de ceux qui se vident de sens à force d’être rabâchés, de révélation et d’effacement des images, de la mort, « de la mort deux fois »3 , de la mort bien plus encore, sans jamais l’évoquer directement, ou si peu, de la littérature, centrale, « la moitié de mes gestes sont déclenchés par des phrases lues » m’avait-elle confié4 , il avait été question de traduction aussi, où l’on perd autant que l’on gagne pour peu que l’on accepte le jeu5 .
Posé non loin de moi, sur ce bureau, L’écriture sans écriture6 ; du coin de l’œil, je pouvais apercevoir sa couverture minimaliste me narguer – et toi, tu vas faire quoi de tout cela ?
J’ai repensé à l’anecdote relatée par Lina Ben Rejeb au sujet de Brouillon du beau (2019). De retour, quelques années après son premier voyage en Inde, dans un atelier de confection de saris, l’artiste jette son dévolu sur l’immense pièce de tissu protégeant la table de travail, longue de 8 mètres, autour de laquelle vont et viennent, régulièrement, méthodiquement, les artisan·e·s – une pièce de tissu épais, gorgée des nombreux passages de teintures et de dorures sur les étoffes imprimées là. Un murmure parcourt l’atelier ; on s’étonne, on s’amuse presque, on lui confie finalement des rouleaux entiers de tissus-martyrs dont on n’aurait su que faire. Elle explique alors que l’enjeu pour elle consiste à prélever, puis composer 7 . Je me suis dit, ce jour-là, en l’écoutant, à son atelier à elle, que c’est aussi vrai de ses readymades aidés que de ses protocoles picturaux – les deux cohabitant souvent au sein d’une même œuvre.
Du coin de l’œil, la couverture blanche aux lettres noires a insisté – et toi, tu vas faire quoi de tout cela ? Continuer à remplir les petits carreaux de mon cahier. Faire bloc aussi. Comme le texte et le tissu font blocs, en dépit de tout ce qu’ils trament.
Il avait été question de travail, de savoir-faire qui disparaissent, de processus de fabrication qui se transforment, d’ateliers qui ferment et d’emplois qui se perdent, de labeur, d’épuisement des gestes et des corps. Il avait été question de grille, d’école, d’usine. Devant À la ligne (2023), tableau en haut-relief de carnets faits-main8 : de l’indigo des bleus de travail, des points comme autant de pointages, de mécanique humaine qui déraille, de calibrage des photocopieurs, de système, de performance. Je me suis demandé après-coup si Lina Ben Rejeb connaissait l’origine du terme « protocole »9. À son atelier, il y a toujours une série en cours, un motif en suspens entre deux œuvres, comme si l’inventaire des gestes de production qu’elle mène ne suffisait pas, comme s’il lui fallait poursuivre sans relâche, avec application, en acceptant la lenteur, contre la finitude des mondes dont elle témoigne. Je me suis souvenue qu’elle avait écrit quelque part, « le véritable geste pictural : refaire »10 . Devant Peintures domestiques II et Peintures domestiques IV (2024), ma feue grand-mère maternelle, qui vendait du tissu et javellisait tout frénétiquement, avait ressurgi. Que reste-t-il d’une image sinon quelques impressions, et des gestes – encore, toujours ? Les diptyques de cette série confrontent le recto et le verso de tissus réalisés selon la technique du block-print11 , que l’artiste a décolorés strate par strate12 , défaisant ainsi, étape par étape, le travail qu’un homme avait mené là, le défaisant à l’aide de ce produit qui sent les mains rêches de celles qui œuvrent à la maison, loin de ces ateliers. Il aura fallu que mon regard creuse la surface pour déceler çà et là des reprises du motif effacé, à la broderie. N’est-ce pas ce que l’on fait toutes et tous, un jour où l’autre, lorsque images et impressions nous ont échappé, de broder ? Mais face à cette tentative de réparation, le temps se fige le plus souvent. Les blocs d’impression récupérés pour Les petites mains III et I (2019) sont rendus inutilisables, agrandis, lestés d’un autre bloc de leur poids : dorénavant trop pesants pour être manipulés et activés. Les tissus sont aujourd’hui usinés, la plupart du temps. On a beau broder, les récits se dissolvent parfois aussi. La série des « Couvertures muettes », dont une occurrence est présentée ici, préserve jalousement ce vide laissé. Et comme tout témoin : voit et nous enjoint de voir à notre tour.
Mais pour cela, il faut une distance13 , « des distances » avait dit Lina Ben Rejeb ce jour-là, à son atelier, en insistant sur ce pluriel. Une histoire de position, face aux œuvres et dans le monde. À l’intérieur-même de ses œuvres aussi : devant ses aquarelles « Sans titres » , « des respirations » avait-elle confié, je cherche. Le tracé évoque un caractère, mais n’en est pas. Les jeux d’épaisseur appellent les ciseaux, mais il n’y en eut pas. Lina Ben Rejeb œuvre au revers, écrit en négatif, joue sur les rapports fond/forme. Ah, tiens, peut-être qu’il ne s’agit pas que de ces aquarelles.
Nous étions sur le point de nous quitter, après avoir partagé tant de commun. Dans mon sac, empaqueté dans un papier aux motifs chamarrés, un exemplaire d’un réjouissant ouvrage paru il y a peu. Un cadeau. J’ai hésité. Tout près de la porte d’entrée, un dernier regard vers quelques-unes de ses « respirations » aquarellées. Le mot « politique » s’est dégonflé pour nous laisser y insuffler un peu de poésie, de luttes, d’éthique et de plasticité. Je crois toujours qu’il est ici beaucoup question de cela, peut-être davantage encore que ce jour-là, à l’atelier de Lina Ben Rejeb, et je sais qu’elle aimera ce petit livre que je n’ai alors pas osé lui offrir14 .
Marie Cantos
1 Au-delà de la référence à l’ouvrage Différence et répétition de Gilles Deleuze (Paris : PUF, 1968), lire, sur le site Internet de Lina Ben Rejeb, le texte de Marie Savona autour du travail de l’artiste.
2 Étymologie. Du verbe latin texo, texere, texuī, textum signifiant « tisser » ou « tramer ».
3 Au sujet de la série des « Couvertures muettes », initiée à l’occasion de l’exposition collective Voice of the Border (commissariat de Fatma Cheffi pour la galerie Selma Feriani, à Tunis, en 2016) et en référence à 2666, l’œuvre posthume de l’écrivain chilien Roberto Bolaño, Lina Ben Rejeb écrit : « Il est question de la représentation de la mort dans l’œuvre d'art. […] Un collage de contenants, de porteurs, vidés de leur fonctions et de leur sens qui crée une forme de tautologie : la mort la mort. […] L'inutile, et la mort, par deux fois. »
4 Toutes les citations de l’artiste, en italique et entre guillemets, sont extraites de notre rencontre à son atelier, en mars 2024, peu avant cette exposition.
5 Étymologie. Du verbe latin tradūcĕre, composé du préfixe trans-, signifiant « à travers », et du verbe dūcō,dūcĕre, dūxi, ductum, signifiant « mener, conduire ».
6 Kenneth Goldsmith. L’écriture sans écriture – du langage à l’ère numérique. Trad. fr. de François Bon. Paris : Jean Boîte Éditions, 2018.
7 Avec La dernière trace, l’artiste proposa même au public de Nous vivons trop près des machines (pour La boîte – Un lieu d'art contemporain, à Tunis, en 2019), exposition personnelle où fût présentée Brouillon du beau pour la première fois, de composer sa propre installation à partir de « fragments de beau ».
8 Les carnets des tableaux de cette série, À la ligne comme Stuttering (2023) – mais on pourrait également citer Tel quel (2018) ou Layering (2017) – ne sont pas achetés manufacturés ; il s’agit de feuilles de motifs répétés découpées au format passeport et collées ensemble, ce qui leur confère une tenue particulière, voire une certaine rigidité.
9 Étymologie. Du latin protocollum signifiant « première feuille d’écriture », lui-même issu du grec ancien πρωτόκολλον (protókollon), composé de πρῶτος (prỗtos), « premier », et de κόλλα (kólla), « colle » : le protocole était, à l’origine, le premier feuillet d’un registre, toujours collé afin de servir de sommaire, de modèle et, surtout, de ne pas pouvoir être falsifié.
10 À propos de Tint White / Blanc à nuancer (2023).
11 L’anglais block print signifie « impression au bloc de bois ». Le block-print est une technique d’impression textile et papier très répandue en Asie de l’Est, et ce, depuis des centaines et des centaines d’années.
12 Étymologie. Du latin stratum signifiant au singulier « couverture de lit » ou encore « couche », « lit », « natte », « matelas », etc., et au pluriel (strata) « pavé » ou « pavage » (ce nom étant un dérivé du verbe sternō, sternere, strāvī, strātum signifiant « étendre » ou « étaler »).
13 Étymologie. Du verbe latin distō, distāre, distitī (transitif) lui-même composé du préfixe dis, exprimant la séparation, la différence, la cessation ou le défaut, et du verbe stō, stāre, stetī, statum (intransitif), signifiant « se dresser », « se tenir là ».
14 Ce livre, petit par le format seulement, c’est Contre la littérature politique (Paris : La Fabrique Éditions, 2024). Les textes de Pierre Alferi, Leslie Kaplan, Nathalie Quintane, Tanguy Viel, Antoine Volodine et Louisa Yousfi, y poursuivent leur tentative de mise en tension entre littérature et politique « moins comme un thème ou une position mais davantage comme une manière de faire et de défaire ». Ce que font, sans slogans, les œuvres de Lina Ben Rejeb.