"Une peinture devrait se faire oublier pour resurgir inopinément, être allusive, impossible à mémoriser, résonante, chargée en rémanence : surgissements et enfouissements, alternance éprouvée des élans et des chutes, frayage des lumières venues sur la peinture et depuis son organicité, et toujours le risque de ne jamais parvenir à autre chose que de la boue. Le risque de la boue est probablement ce qui, en premier lieu, semble pouvoir constituer le plus petit dénominateur commun entre les encres de Claire Chesnier et les peintures à l’huile de Denis Laget. Pour la première, ce risque est celui d’une surcharge d’encre saturant la capacité physique du papier sans reprise possible. Pour le second, ce risque est celui du tombeau, de l’enterrement – au sens littéral du terme – dans une matière huileuse corrompue par une luxuriance frôlant la débauche. Imaginer un dialogue entre les deux artistes ne relève pas de l’évidence tant les deux pratiques s’établissent sur des territoires formels distants. Les réunir dans une exposition procède davantage de la friction que du rapprochement naturel. Claire Chesnier utilise l’encre pour ses peintures de grands formats dont les dimensions et la verticalité correspondent peu ou prou à celles de son corps. Denis Laget peint des tableautins dont les séries récentes occupent des formats carrés aux mesures à peine plus grandes que celles d’une main déployée. La surface des peintures sur papier de Claire Chesnier sont lisses, sans accident, précautionneusement circonscrites par leurs bords, eux-mêmes contenus dans un cadre – rien ne demeure jamais du débord, rien ne laisse entrevoir le commencement ni la fin du geste. À l’inverse, Denis Laget peint de manière organique et croûteuse, généralement à partir d’une toile sur châssis ayant été préalablement utilisée comme palette pour la peinture précédente. Ses tableaux sont des corps suintants, la matière malaxée par la brosse indique chaque geste et, pourtant, la somme des gestes opère un brouillage tel qu’il paraît improbable qu’une fleur, une feuille de figuier ou un crâne aient pu se révéler depuis ce miasme pictural pour s’extirper de leur gangue et se constituer en motifs. Pour les deux peintres, le risque de la boue est celui de l’extinction de la couleur, submergée par elle-même et par les propriétés additives irréversibles des tons : submersion sans retour possible de la couleur par ses recouvrements liquides successifs pour Claire Chesnier ; enlisement des tons dans une fange limoneuse pour Denis Laget. Pourtant, l’un comme l’autre parviennent à cet état limite improbable où le sublime advient aux abords de la déréliction."
Jean-Charles Vergne
Extrait de mudhoney, catalogue de l’exposition.