Un nystagmus est un mouvement involontaire et saccadé des yeux. Il se produit par exemple lorsqu’on voit le paysage défiler sur l’autoroute. Quand Vincent Dulom parle de son travail, on peut remarquer que son regard se tourne vers le haut et que ses yeux suivent ce rapide mouvement d’oscillation propre au nystagmus, balayant l’espace d’un côté à l’autre. Ces yeux erratiques sont dans la recherche dynamique : ils fouillent le ciel ou quelque chose à l’intérieur de soi, en quête du mot juste. Pour bien voir, selon Roland Barthes, « il vaut mieux lever la tête ou fermer les yeux »1. La raison à donner à cela est peut-être que, pour reprendre Denis Diderot, le mot court toujours après la pensée. La parole joue à chat avec la peinture car la linéarité de la première échappe au trouble de la seconde. Cette différence de nature profonde m’engage à parler du travail de Vincent Dulom par le truchement d’un troisième intercesseur : le corps.
Conjuguer la chair et la technicité, placer l’oeuvre très exactement « entre la toise du savant et le vertige du fou »2 : malgré une immobilité physique apparente, les sens sont convoqués. Cette beauté « explosante-fixe »3 est en constante et silencieuse mutation : il en va d’une énergie de la dilatation, de l’oscillation, de la contraction, du rétrécissement, de l’absorption qui part ou converge vers un foyer diffus ; ce sont, précisément, autant de phases en rapport avec les dynamiques internes du corps du regardeur. Celles des poumons, du cœur ou de la pupille qui opèrent sans bruit. La peinture se dé-peint - comme une écriture qui se dés-écrit - et se regorge du regard de l’autre : l’œil aussi boit et se laisse boire. L’ensemble de ces affinités que Vincent Dulom entretient avec la peinture se traduit par ce que l’on pourrait appeler la « théorie du buvard ». Empruntée à l’écriture sartrienne, cette métaphore ébauche une phénoménologie de l’absorption et de la clôture dans le processus artistique4. Le buvard qui boit l’encre limite le débordement, tache ou bavure. Dans le même temps, il permet un déploiement par capillarité. Le buvard concentre et vaporise à la fois.
Pour faire tenir une feuille en équilibre, Vincent Dulom courbe légèrement ses bords et la balance doucement, comme un labyrinthe dont on incline la surface pour guider une bille5. En observant ce balancement, je m'attends à ce que la peinture se transforme ou que la bille sorte du labyrinthe. En réalité, c'est notre œil qui se déplace. Dans son ouvrage majeur, Voir le voir, John Berger a exploré brillamment la manière dont nous interagissons avec le monde qui nous entoure à travers notre regard. Berger a souligné que notre vision est bien plus qu’un simple phénomène passif de réception d’images. Au contraire, il en va d’un processus actif de création à partir des stimuli visuels que nous percevons : les muscles de l’iris contrôlent la taille de la pupille. Dans l’histoire de la vision, l’extramissionnisme, largement dépassé par la science moderne, est une théorie défendue par certains philosophes et savants de l’Antiquité. Ces derniers suggèrent que les yeux émettent des rayons visuels se propageant jusqu’à un objet pour en permettre la vision. La vue, selon cette idée, procède directement du toucher, à la manière d’un Saint Thomas incrédule devant la plaie du Christ qui doit toucher pour croire ce qu’il voit. Cette sensibilité esthétique appuyée sur la combinaison de la vue et du toucher se range sous ce que Gilles Deleuze nomme l’haptique (Francis Bacon. Logique de la sensation). Du grec apto, « toucher », l’haptique est la découverte par la vue d’une fonction du toucher qui lui est propre. La théorie de l’extramissionnisme rappelle la complexité de toute interaction sensorielle. Surtout, à l’opposé d’un esthétisme dominant dans l’histoire de l’art, héritier des principes kantiens de l’œuvre d’art comme un plaisir pur et désintéressé, il s’agit peut-être, à partir de cette pensée, de considérer le pragmatisme de la peinture de Vincent Dulom, c’est-à-dire sa fonction d’action plutôt que de représentation. Dans une scène prototypique de la rencontre en littérature, Flaubert écrit : « Ce fut comme une apparition : […] il ne distingua personne, dans l’éblouissement que lui envoyèrent ses yeux. En même temps qu’il passait, elle leva la tête […] et, quand il se fut mis plus loin, du même côté, il la regarda. […] Leurs yeux se rencontrèrent » (L’Éducation sentimentale, 1891). L’évènement de la rencontre amoureuse, contenu dans l’échange de regards, ne repose sur aucune évidence visible. Autrement dit : la rencontre ne « saute pas aux yeux ». Au contraire, voir procède d’un effort physique, d’un mouvement d’avancée et de recul, d’aveuglement et d’apparition. Les yeux cherchent et ne se rencontrent qu’un instant. Tout le reste est flottement ou vacillation. Et ce sont précisément ces moments que la peinture de Vincent Dulom invite à investir : au point, l’artiste préfère l’oblique et la périphérie. Ils permettent une latence, c’est-à-dire un délai nécessaire pour que ce qui n’est pas visible puisse le devenir à tout moment. Lors de notre dernière discussion, Vincent Dulom a eu précisément cette très belle phrase que je lui rends : « On ne voit jamais ce qui arrive pour la première fois ».
1.Roland Barthes, La Chambre claire, Gallimard, 1980, p.88
2.Honoré de Balzac, Théorie de la démarche, 1833.
3.« La beauté convulsive sera érotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstancielle ou ne sera pas », André Breton, L’Amour fou, Gallimard, 1976, p. 26.
4.« Un corps est une forme close, il absorbe l’univers comme un buvard absorbe l’encre. », « Visages », Michel Contât et Michel Rybalka, Les écrits de Sartre, Gallimard, 1970, p. 562.
5.Ce mouvement qui cintre la feuille permet à Vincent Dulom de construire une résistance du papier pour le placer sur son support en acier.
Elora Weill-Engerer