On pourrait le dire dans la simplicité d’une histoire de peinture : Lisa Ouakil voyage, parcourt les paysages. Elle cherche dans son fond souterrain et lumineux un souvenir ; elle le parcourt afin de s’en souvenir et l’encapsule un temps dans une photographie — prise dans un vif qui n’est pas celui des couleurs, ni même du mouvement, ne serait-ce que du vent ou de ses propres pas. De quelle nature alors ?
Peinture de paysage, de paysages ; dont chacun a sa lumière et ses lignes, ses vallées et ses pleins, et dont chaque tableau se souvient, recollecte, plutôt qu’il ne le montre, plutôt qu’il ne raconte. Mais sur la toile où le pigment est plus pur encore que le bleu tendre du ciel, plus franc que l’ocre composite du sol, toutes les couleurs sont autres. Parfois les teintes s’échappent absolument et s’affranchissent du souvenir photographique, introuvables ailleurs qu’en la peinture, comme si la composition de la toile elle-même demandait qu’elles amendent leur nature.
Où passe le paysage, où se passe-t-il ?
Par la photographie, c’est bien d’un paysage que prend note l’artiste. Elle met le doigt sur un souvenir avec lequel s’entretenir, devant une toile, dans l’atelier. Ce sont autant de feuilles épinglées, redessinées au pastel, le temps d’en rehausser la couleur, avant de peindre. Pourtant c’est en faisant abstraction du site, que peint Lisa Ouakil ; en se passant de ses crêtes, de ses vallées, de sa mer, de sa couleur, pour laisser le champ pur à sa lumière. Cette lumière est figurée plutôt qu’abstraite ; elle n’est nulle autre que celle qui se voit par le souffle, l’espace, la saisie confuse du corps dans son chaos sensible — celle qu’on respire, donc, qu’on éprouve par les pores de la peau.
En évacuant ainsi le vocabulaire du paysage pour explorer le champ de la lumière, en trouver les couleurs, Lisa Ouakil emploie sa peinture à faire sourdre encore le volcan de son invisible énergie ; de son grondement sans écho, ou dont le seul écho se fait dans l’œil et la chair de qui le traverse. Lorsque des pans entiers du paysage s’effondrent ainsi, dans le tableau, dans sa lumière ; lorsque s’abolissent les routes, les cours, et même les perspectives, alors le corps s’allonge, sur la toile, dans la vacance des espaces. L’irrigation de la peau, une sanguine vascularisation de rose, de blancheur, de veines d’air bleus en nuances délicates, requièrent de l’œil un autre voyage : accepter de plonger d’une montagne sur un dos, d’une matière lumineuse impalpable à un corps incarné. Il faut embrasser d’un œil la topographie extrême du dehors, et le détail le plus sensiblement minuscule de cette carnation.
Il faut saisir ce qui vivant voyage, non par le monde mais par la peinture, sa matière et ses coulées, et le saisir dans les gestes qui sont ceux du vivant : caresses, saisie, fuite et esquive, repos, quiétude ou mouvement. Les volumes en céramique de Lisa Ouakil, où la peinture suit son cours depuis les tableaux jusqu’aux coulées d’émaux, figurent ces gestes, les appellent. Elles aussi sont des paysages, concaves, convexes, et trop complexes pour s’embrasser d’un seul et unique regard. Elles sont ces lieux qu’il faut appréhender – dans la préhension d’une main – pour mieux les saisir ; elles rejouent ailleurs, dans leurs vallées, leurs recoins et leurs ombres, le vocabulaire d’une lumière débordant l’œil, sourcée plus loin, derrière la peau. Le vrai cours n’est
pas celui du soleil, des nuages qui assombrissent les vallées et les villes ; c’est celui du pas qui arpente, le pas qui est temps, et puis œil.
La chair du corps, le corps de la peintre qui, hors l’atelier et dans le paysage, se tient encore à l’orée de la peinture, en train de fomenter le tableau — puisque quelque chose est déjà peinture dans cet échange où le corps reçu par la vue qui le contient, la reçoit en lui-même et la contient en retour. C’est un secret à vue de tous : le secret d’une rencontre où le corps s’est chargé d’un lieu — non seulement de ses couleurs, sa matière, sa vision, mais également de son énergie, et plus que tout : de son retentissement dans la sensation.
Je t’ai changée comme tu m’as changé, je t’ai reçue comme tu m’as reçu, et pour cela je repose en ta peinture : voilà le souvenir que le tableau protège.
Rose Vidal