Max Wechsler / Mathieu Bonardet: En vis-à-vis

1 February - 1 March 2025
À l’entame de sa sixième année, la galerie ETC propose un vis-à-vis plastique et générationnel, trait d’union entre les engagements esthétiques de Maurice Benhamou et ceux de son petit-fils Thomas1. Le parti-pris respire l’évidence, entre les textures textuelles dédoublées de Max Wechsler et les diptyques graphités de Mathieu Bonardet. Au-delà du mouvement verbal de l’un et de l’équilibre géométrique de l’autre, une même volonté d’épuisement, du langage ou du geste, se retrouve, et, par-delà l’abstraction, l’expression dense du mystère des relations humaines et des bouleversements des temps.
 
Max Wechsler a été le premier artiste exposé à l’ARC, à la fin de la tumultueuse année 1968. À travers ses travaux d’alors Pierre Gaudibert identifie d’emblée deux tonalités fondamentales de son œuvre, que les ruptures suivantes ne démentiront pas : l’utilisation obsessionnelle d’un matériau qui semble déjà aux prises avec les « pages détachées d’un vieux parchemin », et, suivant les mots de Bachelard, l’exploration d’une « intimité de la matière2 ». Ces premiers jardins, entre l’éclosion florale d’une Séraphine de Senlis, l’informel de Fautrier et la patte sourde des matériologies d’un Dubuffet, aboutissent à un tel envahissement végétal et organique que Max Wechsler a souhaité y mettre fin, en 1974, en abandonnant la peinture. 
Il n’y revient qu’en 1977 3, plus tôt que d’autres de sa génération, mais pour mieux la quitter à nouveau à la suite d’une véritable épiphanie joycienne. La fabrication avec Michel Parmentier de briques en chutes de papier (journaux, livres ou bottins) lui met entre les doigts ce qu’il cherchait depuis 1955 et ses premières toiles : la texture mémorielle du texte, ou ce que serait le grain d’une langue maternelle dont le souvenir aurait été effacé par les grands traumas de l’Histoire. 

Car là où Klee rendait visible l’invisible, il y a chez Max Wechsler une volonté farouche et paradoxale de rendre le dicible aussi tactilement sensible qu’indicible, dans un jeu d’épuisement et de composition d’un langage-matériau qui ne correspond à aucune langue écrite ou parlée. Comme l’a si bien senti Maurice Benhamou, « De cet art, rien n’est dicible4 ». La lettre est omniprésente mais veuve de tout verbe, principe d’autant plus fondateur qu’il est indéchiffrable. La rareté des titres dans l’œuvre de Max Wechsler est ici éloquente : outre deux toiles dites « hébraïques », les seules où des caractères soient reconnaissables, n’a été titré qu’un Hommage à Perec, composé avec les -e introuvables de La Disparation et dont la saturation rappelle la grande commotion du siècle et le non moins grand silence qui l’accompagna5.

C’est pourtant bien à son dépassement qu’aspirait Max Wechsler, d’où le refus de la langue, de l’explicitation et des titres, dépassement qui prend à partir de la série des papiers marouflés une dimension cosmique, puisqu’au fond tout est langage et tout est signe. La pratique du grand format, ouverte à partir de 1985 grâce à l’installation dans l’atelier qu’il a occupé jusqu’en 2020, n’est pourtant pas exclusive d’une recherche plastique autour de la condensation et du recadrage, dans une série de diptyques où l’épuisement de la lettre est poussé à l’extrême, aussi bien dans l’agrandissement que dans la réduction des  chutes massicotées, mixées et déchirées des innombrables photocopies de textes en tous genres qui jonchent, magma énigmatique et neigeux, le sol de l’atelier. 

D’un membre du diptyque à l’autre, la dynamique de la texture textuelle s’anime, traduisant dans la matière autant de vécus et d’humanités différentes. Ici le mouvement est vertical, là horizontal, il est parfois centrifuge, et parfois centripète, poli sous un lavis laiteux ou ramené par la colle du marouflage à la rugosité des plombs et du papier. Bien qu’en répondant, chaque moitié d’un diptyque et les diptyques l’un à l’autre ne partagent pas la même langue mais qu’importe. Ils se comprennent aussi bien, de la plus petite dimension à la plus grande, et nouent entre eux des relations aussi fortes qu’insoupçonnables. Le hasard aussi a ses nécessités.

 

Le même silence règne a priori dans les espaces et les compositions mathématiques de Mathieu Bonardet. Parti en 2011 du dessin-performance, inspiré par les minimalistes américains et le déséquilibre apprivoisé par Pina Bausch, il réduit le langage du dessin à sa lettre première : tracer des lignes au graphite sur le papier. L’épuisement y est aussi essentiel que chez Max Wechsler, qu’il s’agisse de celui du corps dans Ligne(s) de 2011, ou du matériau, par la saturation du grain du papier ou l’usure des crayons jusqu’à leurs derniers centimètres, concentrant dans l’espace de la feuille et les heures de travail le gigantisme ralenti des forces métamorphiques : « car c’est de dépôt qu’il est question au premier chef et des transformations matérielles qui s’ensuivent6. »

Les recherches autour d’une histoire non plus naturelle mais géologique, avec gouffres, failles et entailles, signent une tentative minutieuse de prévenir la catastrophe annoncée par l’étude clinique de ses symptômes et de leurs variations. Avec la répétition apparaît un jeu sur le même, dont le déplacement, comme dans les colonnes sans fin de Brancusi ou les Piles de Judd, induit une tension narrative, « entre le plein et le rien, avec des forces contraires7 », étendue à une échelle cosmique. Le Polyptique pour ligne d’horizon, créé en 2011 et renouvelé douze ans plus tard pour l’exposition Group Show à la galerie ETC en 2023, marque ainsi par le rapprochement d’un même plein et d’un même vide l’effondrement d’un paysage, mimétique de celui de notre monde, cette inquiétude à réaction longue de notre nouveau siècle. 

Du décalage des éléments simples naît aussi la ligne sensible et stable dont la seule découverte prévient la chute universelle. Dans Isometría II de 2022, la verticale centrale, obtenue par l’effet cumulatif de la vibration du graphite et le ponçage du papier, redonne à l’universel fil à plomb sa rectitude perdue. Le dédoublement s’avère également profondément anthropomorphe et ouvre au cœur des paysages incertains, une issue, dont la nouvelle pourrait aussi bien être murmurée dans cette langue rémanente que Max Wechsler exhume et dilue tout à la fois. 

Avec la série des Pyramides, où deux masses concentrées sur la marge de deux feuilles deviennent leur point de suture, et celles des Equal Areas et Equal Blocks, où deux formes gravitent dans l’espace du papier, un minimalisme relationnel surgit au cœur de la géométrie tellurique ; la dynamique des sentiments, la balance des rapports individuels et politiques succède aux forces terrestres. Toutes égales mais différentes, les aires des séries Equal miment la diversité subtile des aspirations sociales et la difficulté sourde à faire bloc, c’est-à-dire société, tout autant que la beauté aiguë des rencontres et la force granitique des solidarités. Ce sont en définitive les rapports humains, dans leur indicible complexité, leur jeu silencieux d’équilibre et de déséquilibre, qui sauveront la stabilité des apparences et du monde. 

 

 

1 Maurice Benhamou a longtemps défendu max Wechsler. En 2019, il a été à l’origine de la première exposition, consacrée à Max Wechsler, qui s’est tenue la galerie ETC dirigée par son petit-fils Thomas, qui a depuis enrichi de nouveaux artistes cette ligne forte et abstraite.

Pierre Gaudibert, Max Wechsler, peintures, Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, 1968, n. p. 

Maurice Benhamou, Max Wechsler, exposition du 5 octobre au 10 octobre 2019, galerie ETC, p. 29.

Maurice Benhamou, Max Wechsler, autrement dit, Edition Espace-Abstraction, 2002, p. 4.

Klaus Dermutz, « La vie-lumière des lettres dans l’espace manuel », Max Wechsler, Respiration du silence, Ruth Martius (éd.), Jovis art éditions, 2012, p. 46.

Guitemie Maldonado, texte de l’exposition Dis/jonctions, galerie Jean Brolly, mars 2019.

Léa Bismuth, « Situation idéal : terre-geste-horizon », Le Partage d’une passion pour le dessin, Beaux-Arts de Paris éditions, 2017, p. 109.

 

Xavier Bourgine