Nous arrivons de New York à Paris en janvier 1971. Premier arrêt, un hôtel rue des Beaux-Arts, puis des amis nous prêtent un appartement rue du Canivet. En mars, Charles Pollock prend un atelier dans le 11e arrondissement mais le lieu ne lui convient pas. L’année suivante, il s’installe rue du Cherche-Midi. Le séjour parisien, qui ne devait pas durer plus d’un an, s’avère définitif. Il passera les dix-sept dernières années de sa vie à Paris. Son épouse, Sylvia Winter, aime son travail aux éditions Hermann. Elle en devient même la directrice artistique. Ils ont découvert Paris en 1962 en route vers l’Italie. Sylvia est revenue seule en 1966 pour étudier la langue à l’Alliance française. Dès son arrivée à Paris, Charles entame une correspondance nourrie avec ses amis américains. Observateur avisé de la scène politique américaine, il lit chaque jour le International Herald Tribune. «Difficile de lutter contre la morosité de cette époque sinistre. Même si Nixon et Kissinger trouvent une “ solution” pour sauver la face au Vietnam, la destruction que nous y avons causée ne sera jamais réparée. Notre barbarie nous hantera pendant des décennies. Rien de ce que je lis des États-Unis ne me rassure. Je suppose que nous y retournerons un jour, mais je serais bien incapable de vous dire quand et où1.» Il travaille quotidiennement à l’atelier. Curieux de la scène artistique française, il voit de nombreuses expositions, dont celles d’artistes qu’il a connus à New York. Bien qu’il ne parle pas français, il apprécie le Petit Journal des grandes expositions, qu’il achète et conserve. «Je vois de belles toiles de Sonia Delaunay, Alechinsky, Poliakoff, Soulages et quelques autres – très peu de jeunes artistes. Une exposition Rothko est prévue en mars et une de Newman à l’automne2.» À l’atelier il reçoit ses amis (Mathias Goeritz, Piero Dorazio, John Hoyland, Reuben Kadish, Herman Cherry) et les amis de ses amis (Yve-Alain Bois, Jean Fournier, Daniel Abadie, Serge Guilbaut, Bernard Lamarche-Vadel). Nous avons une table officieusement attitrée à La Coupole. Et nous visitons la France : Rouen, Le Thoronet, Saint-Paul-de-Vence et la chapelle de Matisse dont il est un fervent admirateur, la Fondation Maeght, Autun, Vézelay, Pont-Aven, le Palais idéal du facteur Cheval, bien d’autres encore. Les églises romanes n’ont aucun secret pour nous. D’un point de vue purement artistique, avant que ne se conclue à Paris une œuvre qui s’est étalée sur presque un siècle, il y a eu quantité d’étapes, du réalisme social au Color Field en passant par l’abstraction lyrique dérivée d’un goût très prononcé pour la calligraphie. À fin des années soixante à New York, où il a son atelier au 222 Bowery, dans l’immeuble devenu iconique où Rothko a peint ses Seagram Murals3, le travail de Charles s’achève sur la NY series. Une série d’une cinquantaine de tableaux tous plus lumineux les uns que les autres, mais moins hard-edge que ceux du milieu des années soixante. À Paris la reprise du travail n’est pas aisée, d’autant que les matériaux ne sont pas les mêmes. Mais ce n’est pas la seule raison. Le paysage mental de l’artiste a changé. L’Europe l’apaise. Il aime la qualité de vie qu’il trouve à Paris. Il écume tous les cafés à la recherche du meilleur ballon de côtes-du-rhône. Ce sont, je crois, les impressionnistes qui le bouleversent le plus. Toutes les occasions sont bonnes pour nous rendre à Giverny ou aller voir les Nymphéas. Dans les séries parisiennes Slash, Passim, Pulse et Trace, sa palette s’en ressent. Elle s’adoucit, se musicalise, se poétise. Respiration et silence font leur apparition. Certes les signes calligraphiques sont toujours présents ça-et-là (l’une des définitions du mot passim), mais en marge, pas au cœur. Ce qui domine, c’est une qualité presque atmosphérique. «L’équation entre couleur et lumière dans sa série Passim est comparable à certaines toiles de Monet. Une comparaison particulièrement intéressante peut être établie avec le tableau Nymphéas, effet du soir, vers 1900, qui semble illustrer tout ce qui l’enchantait chez ce peintre. Chaque élément de la toile est placé, par une ambiguïté au fil du rasoir, entre couleur, abstraite et opaque, et lumière, translucide et naturaliste. […] Si la postérité recèle un rien de justice, l’œuvre de Charles Pollock demeurera. Son art, dans sa forme la plus aboutie, est l’image même de ce qu’il a été4.»
Francesca Pollock
1 Lettre à Reuben Kadish, 12 octobre 1972, Archives Charles Pollock.
2 Lettre à Robert Postma, 15 février 1972, Archives Charles Pollock.
3 Voir le formidable livre de Clément Ghys, Le Passant du Bowery, Éditions du Seuil, septembre 2023.
4 Terence Maloon, L’Art de Charles Pollock : Douce raison, Éditions Hermann, 2013.